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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Scènes de la rue communarde – La Chanson au son du canon

le par Édouard Galby-Marinetti

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La chanson incendiée

L’ensemble des ligatures est favorisé, soutenu, entretenu par le chant, mode d’expression polymorphe et labile. Le chant est partout, il innerve les événements, fortifie les analogies, recroise les combinaisons factuelles. Ainsi les évocations de la colonne Vendôme suggèrent des sources composites du modèle chanté public. Le chant forge les liaisons, maille les hommes et les faits, favorise davantage les agrégations, mieux que n’y parviennent les injonctions du discours officiel, repris, transformé, contesté, finalement rattrapé par les improvisations échappées de la rue :

Des orchestres très-conv’nables
Et qui jouaient en mêm’ temps,
Mais sur des airs différents,
Rendaient la fête agréable.
On s’ s’rait cru à l’Opéra,
Qui d’ailleurs n’est pas loin d’là.Anonyme, « La Colonne », Complainte sur l’air de Fualdès, Imp. du Tribun du peuple

Se lit toujours ce besoin de signifier le remplacement des modes langagiers, cette substitution déportée hors des lieux clos, fermés à la pleine communauté, à son univers de la rue. Ce besoin de sortie, d’extériorisation, d’espace de liberté correspond à un sentiment d’asphyxie historique et anthropologique et à une sclérose symbolique. Le renversement des valeurs est marqué par l’investissement concomitant de la population dans les lieux de la parole directrice à travers la chanson.
Lors du concert des Tuileries du 11 mai, La Muette de Portici d’Auber, Scribe et Delavigne est justement donné en extrait sous la forme d’un duo. Cet opéra avait illustré les agitations révolutionnaires de 1830 et le possible passage du théâtre à la rue, questionnant la nature de la parole scénique (chantée) et ses possibilités de développement en langage pour tous. Il est vrai que la scène romantique conçue comme espace révolutionnaire n’a cessé de vouloir sortir de ses cadres, de sa clôture lectorielle, aussi l’engouement suscité par 1871 permet de croire à sa renaissance élargie et de reconsidérer les voies du projet.
De sortie, hors les murs, la parole est définitivement consacrée à son autonomisation. Submergée de chants, d’orchestres, la colonne Vendôme va s’effondrer aux pieds d’une population en liesse. Le peuple a décrété « qu’une seule colonne était glorieuse, la sienne ! Et que l’autre n’était effectivement que le refrain d’une vieille chanson ! »Marius (A. Villiers), op. cit., 17 mai.. L’héritage est dénoncé sous une manifestation symbolique. L’histoire officielle est celle de la colonne, elle se résume à une scie, l’archéologie d’un chant sans vie. Au contraire, la population enchantée montre sa vitalité, son emprise sur le présent. De même, le spectacle organisé aux Tuileries renvoie en miroir aux scènes de guerre prolongeant la perspective ouverte dans l’axe du Louvre, vers le pont de Neuilly. Comme l’a décrit Villiers (citation de la note 20), ce mouvement réfléchissant des regards est animé par les vibrations du chant, transcription des voix de la population, de sa libération, de son histoire qui s’écrit.
La fin conjointe des Tuileries et des théâtres incendiés prouve finalement leur identité de nature et leur subordination au devenir de la rue. Leur anéantissement est bien une résolution libératoire, elle est aussi participation directe à l’action de guerre, faisant cause commune et contribuant à fixer un seul paysage, une totalité représentative de la guerre :

Le 25 et le 26 mai 1871, les incendies s’allument de toutes parts. Les Tuileries ne sont plus qu’un immense brasier, le feu est au Théâtre-Lyrique ; le théâtre de la Porte-Saint-Martin, les Délassements comiques sont détruits par les incendiaires. C’est bien cette fois l’arrêt absolu de toute vie théâtrale et cette absence de tout spectacle comme de toute distraction mondaine se prolonge longtemps.G. Labarthe, op. cit., p. 134

La représentation est close sur elle-même, la Commune accouche de son seul spectacle, totalité vivant dans ce feu rédempteur et universel qui poursuit l’exact chemin tracé par les chants et semble vouloir l’accomplir. Le fondateur du très ultra Père Duchêne, Eugène Vermersch, décrit cette ascension substitutive des flammes, leur œuvre de dévoration complète :

Le feu de pourpre et d’or monte comme un soupir
Vers les appartements secrets des Tuileries,
Lèche les plafonds peints et les chambres fleuries,
Et dévorant, au fond des boudoirs étoilés,
Les meubles précieux, les coffrets ciselés,
Les laques, les tableaux et les blanches statues [...]
Le Louvre aussi flamboie et s’écroule en décombres
Avec ses murs de marbre et ses portes d’airain.E. Vermersch, Les Incendiaires, Bureau des « Temps nouveaux », Paris, 1910, p. 4

À la fin du poème (et de la Commune), le chant des hommes est remplacé par celui des armes, par la gratuite négation de la vie ; les nouvelles voix envahissent Paris au rythme des incendies : « Chantez clairons ! Sonnez cymbales ! / Vive la logique des balles ! »Ibid., p. 10. Le chant de la population disparaît, recouvert à mesure par les flammes.

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