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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Scènes de la rue communarde – La Chanson au son du canon

le par Édouard Galby-Marinetti

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Coïncidence de la rue et de la chanson

L’ouvrage de Catulle Mendès, Les 73 journées de la Commune, exprime ce mouvement de compagnonnage de la chanson répondant aux nouvelles conditions parisiennes. Devant l’Hôtel-de-ville, la proclamation de la Commune commence par un chant, annonce du mode privilégié de rassemblement communautaire et amorce d’une oralité devenue indispensable :

Ces musiques jouaient la Marseillaise, reprise en chœur par cinquante mille voix résolues ; ce tonnerre vocal secouait toutes les âmes, et la grande chanson, démodée par nos défaites, avait retrouvé un instant son antique énergie.
Tout à coup, le canon. La chanson redouble, formidable ; une immense houle d’étendards, de baïonnettes et de képis, va, vient, ondule, se resserre devant l’estrade. Le canon tonne toujours, mais on ne l’entend que dans les intervalles du chant. Puis tous les bruits se fondent dans une acclamation unique, voix universelle de l’innombrable multitude, et tous ces hommes n’ont qu’un cœur comme ils n’ont qu’une voix.C. Mendès, Les 73 journées de la Commune, Lachaud, Paris, 1871, p. 60

Quelques semaines plus tard, cette même Commune s’achève par des chansons, éparpillées dans la rue, à voix basse, en petite communion. La clôture du temps communard s’égrène dans ces ultimes épiphanies lyriques, dans le recueillement et l’affliction, modèle assourdi inaugurant le deuil :

On va, on vient, on parle à voix haute. Mais toute la foule se resserre de la rue Drouot à la rue du Faubourg Montmartre. On a peur de la solitude. On demeure à côté les uns des autres pour avoir le plaisir de se coudoyer, pour se faire croire qu’on est très-nombreux. Il y a de loin en loin des badauds qui forment cercle autour d’une petite fille aux pieds nus qui chante une chanson.Ibid., p. 292

La chanson assume donc une fonction cathartique, aux accents de sacralité. Elle est plongée dans la psyché de chacun, emporte à la méditation comme à l’émergence d’une parole impossible. La chanson dès lors perd sa condition d’agrément, ses habitudes évanescentes. Projection de l’être, elle n’est plus reflet d’une fantaisie, elle est âme formelle de son temps. Son omniprésence est conjointe à la croissance de l’archisème « rue ».
La rue facilite l’incarnation ponctuelle du vivant, elle propose une nouvelle temporalité scénique, déterritorialisée, c’est-à-dire hors du théâtre consacré et de ses clichés érigés par l’Empire. Elle aboutit à une exploration du présent, postulant un être civique défendant les remparts, placé à l’intérieur des mursVoir la vue topistique des remparts dans le fond de scène des tragiques grecs. R. Dreyfus, Tragiques grecs, vol. 1, Gallimard, Paris, 2005, p. 61-68 et du pomerium de la cité. Dans la ville assiégée, catharsis et maïeutique constituent la visée première du théâtre.
À la fois espace de stationnement, axe urbain de parcours et de rencontre, et médium de matérialisation du vivant, la rue est avant tout la dimension révélatrice d’un mode de vie d’une population assiégée, appelée incessamment aux remparts et aux portes pour défendre la cité. Jour et nuit, la rue palpite, son rythme est perpétuel, plus que jamais calqué sur le mode de la fièvre moderne que conte « L’homme des foules » de Poe. En ce sens, elle a trait à l’espace de civilisation, et en rassemblant les voix de tous, elle fournit le nouvel organe de l’agora. La rue se recompose, réappropriée par une population en quête autant d’expression de soi que d’échange avec l’horizon public et ses altérités. Sa sémiologie s’augmente de stations et de détours top(ograph)iques. Ainsi les remparts deviennent à la fois objet et sujet chantés, lieu d’inspiration et de pratique du chant :

Jurons sur les remparts armés pour sa défense
De sauver la grande cité
De laver dans le sang un danger qui l’offence (sic)
De sauver la fraternité.Anonyme, « Les Remparts de Paris », Chanson sur l’air du Chant du départ, imp. Grognet, [s. d.]

Il en va de même des barricades, l’exemple est donné dans ce quatrain improvisé in situ. Sa paternité est partagée par un quatuor de journalistes appelés à défendre l’enceinte parisienne par un chant de la bonne volonté, en prise avec l’actualité immédiate :

Ils étaient quatre journalistes,
Qui se sont faits barricadiers ;
C’étaient pas bons spécialistes,
Mais c’étaient bons ouvriers.P.-O. Lissagaray – E. Lepelletier – A. Humbert – Richard, Ils étaient quatre journalistes…, quatrain écrit le 23 mai, cité par R. Brécy, op. cit., p. 104

La cohabitation constitue le creuset d’une parole décidée à transcrire le présent, à transmettre les acteurs dans l’exécution de leur fait. Rue, guerre, barricade et chanson œuvrent de concert.

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