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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Scènes de la rue communarde – La Chanson au son du canon

le par Édouard Galby-Marinetti

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Le théâtre du vivant, la rue et les nouveaux rapports scéniques

Implanté dans une topographie ouverte, diffuse, le lieu de vie de la population évoque l’évasion. La rue et ses substituts offrent des garanties d’assouplissement, de sortie des cercles de domination, en dehors de ces assommoirs traditionnels que constituent le labeur et le divertissement. L’intrication de la chanson à ce mode existentiel explique une singularité pointée par les exégètes de la Commune. Elle concerne le fait que la chanson s’invente ailleurs que dans les lieux obligés – que ceux-ci soient élitistes ou populaires, raffinés ou simples. À quelques exceptions comme certaines soirées du café-concert des Porcherons ou du Cirque national, les manifestations dans les temples consacrés du spectacle ne peuvent cacher la réalité générale :

Les cafés-concerts, depuis l’armistice, n’avaient guère fermé leurs portes. L’Eldorado, l’Alcazar, la Pépinière et Ba-ta-clan tenaient bravement tête à l’agitation révolutionnaire. Le répertoire n’avait pas changé, la vie était trop angoissée pour favoriser l’éclosion de chansons nouvelles.G. Labarthe, Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune, Fischbacher, Paris, 1910, p. 131

L’observation de Gustave Labarthe révèle en contrepoint la force de liaison que suscite la rue, la synergie de la chanson à son milieu d’origine. La rue est le biotope de la créativité, elle marque l’avènement de la chanson comme organe d’échange des connaissances, plate-forme du regard et du commentaire des faits. En se développant au-delà des lieux obligés, à l’air libre, en sortant de l’ordre de répartition traditionnel, la chanson permet l’émergence d’un discours adressé à l’attention de tous dans le cadre même de l’invention sociétale. Cette métamorphose focale aboutit à une triple restructuration scénique, discursive et temporelle.

Isotopie et circulation scénique

En corrélation avec l’effacement de l’espace théâtral comme mode d’exposition des idées de la cité, les Tuileries, lieu du pouvoir ancien livré à la vacance, sont dans les dernières semaines de la Commune dédiées aux spectacles ; la chanson qui cette fois s’impose dans la rue monte à l’assaut du palais, son flot, ses courants envahissent les couloirs, les salles de réception, inondent les jardins interdits, montent en crue jusqu’aux croisées, épousant la métaphore de Chateaubriand qui prophétisait l’irrépressible universalité de l’imprimerie mise au service des libertés individuelles. La parole chantée célèbre la noyade du monarque, aussi exerce-t-elle son art et ses airs dans le palais impérial.
Les Tuileries sont d’abord ouvertes au public pour la visite des appartements impériaux au bénéfice de la souscription ouverte pour les blessés et orphelins (Journal officiel du 9 mai). Dans le même temps, elles accueillent une série de concerts dont voici un aperçu des programmes, souvent reconduits : « Assez de sang » de Nazet et Deplace, « Salut à la France », « La Voix de la France » de Benza, « Passé, présent et avenir » de Pacra, Fêtré et Benza, interprétée par Bordas, chansonnette par Tesseire, « chansonnettes comiques » par Guillot, « Maudite soit la guerre » par Amiati, « À Montfaucon » par Perrin.
On observe en parallèle une concomitance des événements autour de ce palais concentrant une suite d’actions concertées dont va s’emparer le verbe public. Phénomène culminant dans les dernières semaines de la Commune, les faits observés se réfléchissent entre eux et se répondent. La rue fait face au palais ; de même, remparts et barricades répondent au bâti officiel. En regard avec la rue, le front ouvre une seconde scène, crée le spectacle. Le feuilleton du Tribun du peuple va énoncer cette dichotomie de la théâtralité qui constitue les domaines de partage entre lieu d’improvisation et lieu de programmation et suscite une double représentation. Le dire enflammé qui bouscule les sonorités policées de la déclamation s’impose non dans le théâtre attitré de l’État (Comédie-Française) ou dans les salles réglementées à cet usage mais dans le lieu de vie et de commandement du pouvoir largement dévolu à l’exposition, aux valeurs renversées. La Commune se présente dans un fourmillement des topographies. Les événements vont par groupement, par repérage et symétrie des valences.
La flexibilité, la labilité de la chanson répondent à la vaste sémiologie des lieux et des occasions de représentation. Elles facilitent l’adaptation aux situations du front, sur cette scène de guerre, jumelle de la rue, espace d’improvisation qui fait pièce aux concerts et au palais, lieux au contraire programmatiques. Ainsi la chanson sert aussi bien un schème concerté qu’une propagande improvisée. Le feuilleton villiérien du « Tableau de Paris » présente cette féerie du front, avec ses feux d’artifice, ses bruits et ses lumières, avec sa conduite imprévisible des événements, approchant ce spectacle du merveilleux que Banville signalait déjà dans les épisodes nocturnes des combats franco-prussiensVoir É. Galby-Marinetti, « La Féerie obsidionale, Banville au National (1870-1871). De l’actualité à sa mimesis scénique », Médias 19, « Spectacles dans un fauteuil », Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse et scène au XIXe siècle (En ligne). :

Nous vous [soldats] avons vus, ces derniers soirs, dans les fêtes que vous avez données en face des canons ennemis, dans le plus splendide palais de la terre ! […] vous avez institué ce spectacle, le fusil au poing, et c’était votre bon plaisir ! […] Au fond des Champs-Élysées, en face du balcon royal, là-bas, dans la nuit, sous le ciel violet et sombre, la barricade de Courbevoie tirait le feu d’artifice, payé, non pas, cette fois, au poids de l’or, mais au poids du sang ! Par intervalles, l’applaudissement rauque et lointain des mitrailleuses venait, par la fenêtre ouverte, et porté sur la brise du printemps, se mêler aux battements de mains qui saluaient, enthousiastes, dans la salle des maréchaux de l’empire, les vers des Châtiments.Marius (A. Villiers), op. cit., 17 mai

Imprédictibilité et rationalité, cette double composition de l’acte de représentation répond à une double figure de la Commune, une double adhésion, celle d’un Paris-population et d’un Paris-guide ; les figures d’autorité ainsi découplées relèvent soit d’un organisme anthropologique complexe soit de sa représentativité relative (unité gouvernante).

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