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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Scènes de la rue communarde – La Chanson au son du canon

le par Édouard Galby-Marinetti

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La colonne et ses avatars communards

La Commune veut marquer les esprits et s’établit dans une propagande radicale. Comme le signale à son endroit le quotidien éphémère L’Anonyme, « La Commune, quelle que soit l’issue de la lutte engagée, aura le temps de léguer à la ville de Paris le souvenir de son pouvoir »L’Anonyme, n°1, 11 mai, p. 2. Le legs se veut d’abord symbolique, il poursuit une stratégie conçue sur plusieurs plans concomitants (éradication des objets du passé jugés tyranniques, théâtralisation de ses actions et mise en place de sa propre temporalité calendaire).
La Commune va exhumer une proposition de Gustave Courbet pour la modifier à son avantage. Dans une lettre publique, au commencement de septembre 1870, le peintre engagé plaide en guise de renouveau urbain pour le déplacement de la colonne Vendôme, largement associé dans son esprit à l’univers des rues qu’il prétend renommer :

Le citoyen Courbet, […]
Attendu qu’il [le monument] est […] antipathique au génie de la civilisation moderne et à l’idée de fraternité universelle qui désormais doit prévaloir parmi les peuples […] ;
Émet le vœu :
Que le gouvernement de la Défense nationale veuille bien l’autoriser à déboulonner cette colonne […].
Il désire enfin que ces dénominations de rues qui rappellent pour les uns des victoires, des défaites pour les autres, soient rayées de notre capitale, pour être remplacées par les noms des bienfaiteurs de l’humanité.Castagnary, Gustave Courbet et la colonne Vendôme, Dentu, Paris, 1883, p. 27-28

Il s’agit de débarrasser l’espace de vie parisien de ses taches, de ses allusions régressives à l’omnipotence du monarque, à la déchéance de la démocratie, de faire place nette pour l’avenir. Une liaison intime est postulée entre l’enlèvement du monument et le dessein confié aux rues de célébrer l’humain progrès. Pour la Commune élue, l’éloignement initialement prévu de l’objet d’infamie est détourné au profit de sa destruction. Dans une mise en scène promotionnelle mêlant opérations techniques, chants et discours, les pavés doivent recueillir l’idole aplatie, rompue, éparpillée.
Dans l’environnement imaginaire, la colonne doit symboliser les puissances tyranniques, l’orgueilleuse raideur des pouvoirs découplés des peuples, sorte de fétiche infamant. C’est comme tel que Jean-Baptiste Cagnat la désigne lors du concours par écrit de recrutement d’officiers d’État-major que la Commune organise à cette période :

La colonne Vendôme qui avait été érigée en 1810 en commémoration des victoires remportées par les armées françaises sur nos soi-disant ennemis sous le règne despotique et absolu de Napoléon Ier vient d’être démoli [sic] […]. C’est ainsi que dans l’avenir devront tomber tous les tyrans qui oppriment les peuples depuis des siècles, s’appuyant sur l’ignorance et la superstition des masses.Cité par J. Rougerie, op. cit., p. 65

La chute symbolique du tyran a des conséquences inattendues. La castration a une portée thérapeutique et réconciliatrice. Pour l’auteur anonyme de la chanson « Courbet et la colonne », publiée en première page d’un quotidien, la colonne à bas n’a pas le connoté que lui prêtent les dirigeants de la Commune. Chez eux, l’acte de rétorsion est politique, sa situation programmatique attise l’effet de provocation et de défi, énoncé de rupture. L’inspiration du chansonnier, tout autre, propose un pacifisme qui passe loin l’antimilitarisme revendiqué plus haut, et que ne prouve en rien la constitution du Comité de Salut public le 1er mai :

Nous ne prendrons même jamais
Le moindre canon à Versailles
La paix nous sourit beaucoup mieux,
Je voudrais bien qu’on nous la donne…
Qu’on est fier d’être communeux,
Quand on a brisé la Colonne.Anonyme, « Courbet et la colonne – Chanson », La Constitution politique et sociale, n°1, 18 mai 1871, p. 1

(doc. 5) Chanson anonyme Courbet et la colonne, dans La Constitution politique et sociale, n°1, 18 mai 1871, p. 1

Les nuances expriment ce saisissement des consciences singulières, les assimilations subjectives. À la déclaration de guerre commune répond la déclaration de paix individuelle. Cette transformation du champ des valeurs modifie le manifeste, la raison explicative de la chute plaide pour le culte de la modernité positive. La rupture avec le militarisme débouche finalement sur une déclaration des progrès, une valorisation anthropologique universelle : « les colonnes qu’elle pourra ériger ne célèbreront jamais quelque brigand de l’histoire, mais elles perpétueront le souvenir de quelque conquête glorieuse, dans le champ de la science, du travail et de la liberté »Le Bulletin du jour, n°3, 18 mai 1871, p. 4.
Pour sa part, la Commune ne se contente pas de rompre l’échine du tyran, elle tente d’agencer cet événement, esquissant une volonté de représentation de sa propre chronologie. Les Tuileries et la colonne entretiennent un rapport de simultanéité. Il existe une ligature forte rassemblant les concerts chantés aux autres festivités. La Commune institutionnelle signe une mise en scène élaborée de sa puissance d’organisation, elle s’incarne dans un prodige publicitaire, pratique de l’ubiquité centralisatrice ; elle crée une interconnexion simultanée des événements et de leur figure :

Le gouvernement de la Commune fit organiser, de son côté, sous la direction du docteur Rousselle, « directeur général des ambulances de la République universelle », les trois concerts fameux donnés aux Tuileries pour les seuls blessés des troupes de la Commune.
Le premier eut lieu le 11 mai, en cette après-midi de sinistre mémoire où les énergumènes qui déshonoraient Paris devaient faire abattre la colonne Vendôme. […] Invitée à dire l’Idole d’Auguste Barbier au moment où allait s’exécuter à quelques pas des Tuileries cet acte de vandalisme, Agar s’y refusa formellement. Les organisateurs, tous membres influents du gouvernement, ne réussirent pas davantage à lui faire chanter la Marseillaise. Elle s’avança sur le devant de l’estrade et harangua bravement le public : « On me demande la Marseillaise […]. Je la chantais il y a quelques mois, quand les Allemands étaient à nos portes. En est-il de même aujourd’hui ? Je ne vois en présence, prêts à en venir aux mains, que des Français ! »G. Labarthe, op. cit., p. 126-128

Le contrepoint scénique des événements se développe à la manière d’un feuilleton, en épisodes filés. L’ordre de conséquence de cette narration s’illustre dans le sort réservé à d’autres scènes urbaines, célèbres et mythiques. La maison de Thiers, ennemi honni, constitue un lieu et un air de choix, un élément urbain de cristallisation :

Aujourd’hui, la circulation est rétablie sur la place Vendôme : la colonne est étalée, immense cadavre, sur la place en désordre […]. Les visiteurs de la colonne abattue ne sont guère nombreux ; on se porte plutôt à l’hôtel de M. Thiers, dont la démolition s’opère avec une lenteur calculée.« La Chute de la colonne Vendôme », Le Bulletin du jour, 18 mai 1871, p. 2

La démolition ne sera pas jouissive mais organisée, méthodique, elle procèdera par l’aval légal. Dans La Constitution politique et sociale du 18 mai, le décret de démolition est publié le jour où il est rendu compte de la chute de la colonne Vendôme et du triple concert des Tuileries. Cette cohérence majeure des actes de représentation, l’intrication de leur ordre d’exposition procèdent d’une situation profondément ancrée dans le sentiment d’une érosion des instances du pouvoir, de sa sphère d’influence, de sa faculté d’accrétion. Elle répond à une recherche de totalisation de l’espace public, à la manifestation d’un ordre du discours (officiel) menacé d’effacement.

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