Scènes de la rue communarde – La Chanson au son du canon
le par Édouard Galby-Marinetti
Les voix humaines et l’écho de la guerre
La création de la Fédération artistique est un signe de cette forte vitalité de la chanson et de la prédominance de ses promoteurs. Initiée et présidée par Paul Burani, elle consacre la centralité d’un parolier, célèbre pour sa textualité du contrordre, sa causticité, ses positions avancées revendiquées dans Le Sire Fisch-ton-Kan :
Enfin, pour finir la légende,
De c’monsieur qu’on croyait César,
Croyait César !
Sous ce grand homm’ de contrebande,
V’la qu’on n’trouve plus qu’un mouchard,
Qu’un mouchard !P. Roucoux éditeur, 1871
ou Le Chant de l’Internationale (avec son explicit : « Le vrai roi, c’est le travailleur. »). Cette nomination signe du même coup la primauté accordée au matériau chanté, fer de lance de l’expression artistique associative et publique. La Fédération, établie le 10 avril, se donne pour mission dès le 18 avril d’organiser des concerts de charité à l’endroit des veuves, des orphelins et des blessés de guerre. La chanson soutient l’engagement du processus communal, elle est instrument au service de la polis ; partie prenante à la rénovation, elle doit en agissant sur le réel contribuer à le bâtir.
Son processus verbal chemine dans l’acte de guerre, abreuve la bravoure et le feu. La chanson plane dans l’esprit des combats et se met elle-même en représentation. La Danse des bombes écrite par Louise Michel en avril intègre ce discours où parole et action se confondent dans le chant et multiplient en quelque sorte sa force d’évocation et de déposition des faits :
Amis, il pleut de la mitraille,
En avant tous ! Volons ! Volons !
Le tonnerre de la bataille
Gronde sur nous… Amis, chantons !L. Michel, La Danse des bombes, À travers la vie et la mort, Maspéro, Paris, 1982, p. 103
Ce procédé de langage montre sa faculté à saisir le réel et à traduire les situations humaines et la teneur de leurs rapports. Par leur marche de conserve, la guerre et la chanson vont orchestrer l’arythmie citadine ; l’existence est représentée dans ce double conditionnement, ce double horizon de représentation, chaque individu participe à l’écriture d’un paysage en soi déterminant, une toile de fond déteignant sur le Parisien qui s’y meut. Un texte publié sous forme de feuilleton, en bas de première page dans le quotidien de Lissagaray, Le Tribun du peuple, apporte un témoignage éclairant. Signée d’un mutique Marius, cette série de reportages débutée dès le premier numéro (17 mai) et attribuée ordinairement à Villiers de L’Isle-Adam présente des vues parisiennes qui sous le couvert du parcours touristique (littéraire) dessinent un guide synthétique des lignes de force et des topoï.
« Quoi ! Paris se bat et chante ! »Marius (A. Villiers de L’Isle-Adam), « Tableau de Paris », Le Tribun du peuple, feuilleton du 21 mai La Commune tient dans ce balancement exclamatif, dans ce double spectacle, postulat à la fois de la liberté et du droit, le soldat chante et le chanteur combat (doc. 3, 4). Principe exclusif des opposés rendus complémentaires :
À chaque pas, dans ses rues, vous coudoyez quelque chose de grand, chaque minute qui s’écoule dans ses murs inviolables engendre l’imprévu ; l’imprévu tour à tour grotesque et risible, terrifiant et grandiose.
Aussi ne s’étonne-t-on pas d’entendre résonner à la fois dans les rues, cependant que la nuit placide couvre la ville turbulente, les éclats d’un obus perdu et le rire argentin de couples amoureux rentrant gaiement au logis en fredonnant quelque joyeux refrain de café chantant […]. Car on chante encore aujourd’hui dans notre ville […]. Partout on entend des bruits de guerre ; clairons et tambours, au milieu de la nuit, retentissent soudain, conviant des héros inconnus aux fêtes terribles du bastion et de la tranchée. Dans l’ombre sans cesse luisent des baïonnettes. En haut, dans la brume, gronde Montmartre, la citadelle suprême. En bas, on chante.Ibid.
La mesure de la cité se réalise par la marche, par la pérégrination, dans les instantanéités et les surgissements. Paris des prodiges urbains, la capitale produit spontanément la féerie et permet la réconciliation du citoyen parisien en homme de la Commune, ralliant canons et violons, fusion (oxymorique) des images fulgurantes : « il fabrique à la fois des bombes orsiniennes et des couplets de facture ; le flon-flon coupe l’intervalle terrible des bordées d’artillerie, et les rondeaux joyeux se mêlent aux refrains stridents des mitrailleuses américaines ! »Ibid..
Chansons et voix de la guerre parcourent le tout-Paris, se diffusent après leur imprégnation dans l’espace culturel de référence, leurs champs sonores sont le produit d’une innutrition dans le ventre de la rue. « La Grand ville a le pavé chaud », avertit Arthur Rimbaud à l’adresse des Versaillais, dans son « Chant de guerre parisien », psaume d’actualitéA. Rimbaud, « Lettre du 15 mai 1871 », O. C., Gallimard, Paris, 2009, p. 120 déployant son art antiphrastique.