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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’À-venir de la Commune dans Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono (1975)

le par Stéphane Hervé

Résumé

Dans le texte de l’« action scénique » Al gran sole carico d’amore (1975), exemple quasi unique d’opéra militant, Luigi Nono accorde une place très importante à la Commune parmi les nombreuses révolutions évoquées, sans viser une représentation fidèle des événements parisiens. L’article se propose d’analyser les raisons et les effets de cette préséance. À première vue, la Commune représente théoriquement un point inaugural, d’où procèderaient les luttes émancipatrices postérieures. Cependant, la fragmentation formelle met à mal cette lecture purement historique. L’œuvre s’attelle davantage à mettre au jour une position militante affective et subjective, à travers la figure de Louise Michel, qui excède l’Histoire et ses échecs. En cela, Al gran sole carico d’amore n’est pas un monument commémoratif, il donne à entendre le chant intempestif des voix résistantes, toujours à-venir.

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Figure majeure de l’avant-garde musicale et animateur marquant des fameux Cours d’été de Darmstadt, Luigi Nono (1924-1990) se tourne au mitan des années cinquante vers le théâtre, jugeant dans une perspective brechtienne que, sur la scène, ses expérimentations, qui cherchent à prolonger le dodécaphonisme et le sérialisme issus de la seconde école viennoise, pourront être en prise avec l’Histoire politique et le champ social. Dans cette perspective, il fait paraître des essais théoriques au début des années soixante, qui établissent les principes d’un nouveau théâtre musical s’affranchissant du « rite » bourgeois, de la fastueuse scène lyrique corrompue par des « motifs mystico-religieux, évasivo-gastronomiques ou passionnels », et prônent « un théâtre de luttes, d’idées, étroitement lié au progrès, certain mais tourmenté, vers une nouvelle condition humaine et sociale de la vie. Un théâtre totalement engagé, tant sur le plan social que sur le plan structurel et linguistique »L. Nono, « Notes pour un théâtre musical actuel » (1961), dans L. Nono, Écrits, Contrechamps Éditions, Genève, 2007, p. 110-111.
Al gran sole carico d’amore (« Au grand soleil d’amour chargé » – le titre reprend la traduction italienne de ce vers de Rimbaud, extrait du poème « Les Mains de Jeanne-Marie », cité dans le livret) est présenté par le compositeur lui-même comme le point d’aboutissement, de « maturation »L. Nono – L. Pestalozza, « A proposito di Al Gran sole carico d’amore », dans L. Nono, Al gran sole carico d’amore, Ricordi, Milan, 1977, p. 71 artistique, de la trajectoire militante qu’il suit depuis la création en 1955 de Il Canto sospeso, hommage à la Résistance européenne et à ses martyrs. Les autres jalons significatifs de cette pratique militante sont Intolleranza 1960, sa première « action scénique » relatant la conversion aux idéaux révolutionnaires d’un mineur, et A floresta é jovem e cheja de vida (1966), pièce vocale anticolonialiste, dans laquelle s’entremêlent des discours de Fidel Castro, des analyses de Frantz Fanon ou encore de Patrice Lumumba.
Créée le 4 avril 1975 à la Scala de MilanSous la direction de Claudio Abbado et dans une mise en scène de Youri Lioubimov, directeur du théâtre de la Taganka de Moscou (scénographie de David Borovski). La chorégraphie est signée par Leonid Jakobson. Dans cet article, nous considérons Luigi Nono comme l’auteur du livret de l’action scénique, mais il faut signaler que le texte a été établi en étroite collaboration avec Lioubimov, de même que la partition n’a été définitivement fixée qu’après la prise en compte des conseils du chef Abbado., temple de l’art lyrique, l’œuvre connut une réception publique et critique difficile en raison de sa dimension militante. Dans sa recension de l’événement, Massimo Mila, éminent musicologue italien et ami du compositeur vénitien, résume ces condamnations, qui déplorent la dimension propagandiste de l’œuvre, en une formule simpliste : « Mais ce n’est pas de la musique ! C’est de la politique !»M. Mila, « L’opera d’arte come punto d’arrivo », La Stampa, 26 avril 1975, repris dans M. Mila – L. Nono, Nulla di oscuro tra noi. Lettere 1952-1988, Il Saggiatore, Milan, 2010, p. 297. Si Mila a le mérite de défendre l’œuvre en pointant la luxuriance esthétique du tissu musical, il nous semble qu’il minore de façon excessive l’importance du discours politique. En effet, le texte d’Al gran sole carico d’amore, constitué essentiellement de citations, est indubitablement lié à l’idéologie marxiste, puisqu’il fait entendre, parmi d’autres, des fragments de Marx, Lénine, Che Guevara, Brecht, Gramsci, Castro, Gorki, et qu’il prône le renversement nécessaire de l’ordre bourgeois, mais sans le vernis romantique qui accompagne fréquemment les représentations de la révolution sur les scènes lyriques. D’ailleurs, en choisissant la dénomination générique peu ordinaire d’« action scénique », Nono montre qu’il rompt avec la tradition opératique, peu disposée au discours politique, pour faire œuvre militante.
Le texte de l’action scénique est composé de deux parties, nommées « temps » par Nono et précédées d’un genre de prélude (« come preludio »)Ces « temps » sont constitués respectivement de neuf et sept tableaux et d’un finale.. Le premier temps de l’ouvrage est consacré à la Commune de Paris, le second à l’évocation de diverses luttes postérieures, de la révolution russe manquée de 1905 à la guerre du Viêt-Nam, en passant par les mouvements ouvriers turinois de l’après-guerre et les prémices de la révolution cubaine (l’assaut malheureux de la caserne de Moncada en 1953). La superposition des différents événements historiques, ainsi que la brièvetéMalgré son ambition historique, le livret ne compte que quinze pages dans l’édition Ricordi, publiée en 1977. et la fragmentation excessives du livret (les tableaux qui composent les deux temps sont eux-mêmes divisés en plusieurs sous-parties laconiques), rendent le propos complexe. D’ailleurs, souvent seul le titre, donné à la manière de Brecht à chacune de ses sous-parties, donne des indications sur le contenu ou la signification de celles-ciPour une vision globale de la structure, voir le tableau de présentation donné en annexe..
Pour autant, dans cette forme vertigineusement complexe, qui brasse simultanément des événements historiques appartenant à des contextes distincts, la Commune semble avoir été l’objet d’une attention particulière de la part de Nono. Bien qu’il ne cherche à aucun moment à fournir une chronologie précise des événements, ni même à véritablement historiciser les gestes des communards, le premier temps suit une trajectoire narrative, certes sommaire, allant de la proclamation de la Commune au massacre des Fédérés. Cette différence de traitement s’explique en grande partie par l’importance originelle que revêt la Commune pour Luigi Nono :

Que représente la Commune ? Un point de départ, assurément parmi les plus importants de la lutte des classes, et dans le même temps, un objet de réflexion, d’analyse des erreurs commises dans cette situation historique et dans d’autres. Je pense que ma démarche vis-à-vis de ces événements a été en partie influencée par le voyage que j’ai fait au Chili avant le coup d’État. En suivant le développement du Gouvernement de l’Unité Populaire, ses luttes, ses conquêtes, ses difficultés, ainsi que ses contradictions et ses erreurs, jusqu’à l’issue tragique du coup d’État fasciste, j’ai été conduit à reconnaître certaines analogies qui liaient ces événements à ceux de la Commune. Idem

La volonté d’éclairer le présent par le passé, en vertu d’analogies repérables entre situations révolutionnaires, incite à rapprocher l’action scénique de Luigi Nono des « drames de la révolution », qui fleurissent sur les scènes allemandes au moment de l’émergence et du reflux des mouvements contestataires européens. En effet, du début des années soixante jusqu’au début de la décennie suivante, « le problème de la révolution »W. Ismayr, Das politische Theater in Westdeutschland, Verlag Anton Hain, Königstein, 1985, p. 236 hante le théâtre politique allemand. Marat/Sade (1964), Trotzki im Exil (1969) et Hölderlin (1971) de Peter Weiss Luigi Nono était familier de l’œuvre de Peter Weiss. Il collabora d’ailleurs à la création de Die Ermittlung en 1965 par Piscator à la Volksbühne avec la production d’une bande magnétique d’une quinzaine de minutes servant d’accompagnement sonore à la mise en scène. Par ailleurs, signalons que le compositeur a été durant toute sa carrière attentif aux recherches théâtrales contemporaines, a sollicité la collaboration de Svoboda pour Intolleranza 1960 et du Living Theatre pour l’enregistrement de la pièce vocale A floresta é jovem e cheja de vida, et a été stimulé pendant très longtemps par ses lectures sur Meyerhold, metteur en scène qui constitua un véritable modèle performatif pour l’artiste italien., Toller de Tankred Dort (1968), pour ne citer que les pièces les plus connues, interrogent le devenir de la révolution, à partir du récit des défaites passées. Al gran sole carico d’amore semble a priori adopter une même posture critique sur le présent, en interrogeant les contradictions et les erreurs des luttes contemporaines à travers le prisme de l’échec de la Commune. Pour autant, Nono rejette l’inclination mélancolique de ces pièces allemandes, procédant d’un constat d’impuissance. Certes, il cherche à conjurer le « triomphalisme absolument formel et vide » et « l’exaltation acritique simpliste », disposition d’un réalisme socialiste déconnecté des problématiques actuelles, en choisissant de revenir à la Commune. Mais, dans le même temps, il explique avoir voulu tirer des enseignements des défaites du passé, selon la dialectique de « la négation de la négation »L. Nono – L. Pestalozza, entretien cité, p. 72, pour que les luttes à venir n’aboutissent plus à la restauration tragique de l’ordre bourgeois ou fasciste. Malgré tout, le livret de Al gran sole carico d’amore ne réduit pas la Commune à un objet historique qui servirait de terme de comparaison pour définir les stratégies révolutionnaires présentes. De par sa complexité structurelle et esthétique, il défie à une simple lecture idéologique. Nous verrons donc, tout d’abord, que l’inflexion théorique (provoquée par l’utilisation de citations d’essais théoriques) et le mouvement d’épicisation, revendiqués pourtant par Nono, ne sont pas menés à leur terme, en raison de la présence d’un sensible violent qui empêche toute signification achevée. C’est que la Commune n’apparaît pas seulement comme un événement délimité historiquement dans l’œuvre de Nono, elle y est montrée comme l’origine d’une passion révolutionnaire, à travers l’insistance sur le chant lyrique de Louise Michel, qui résonne dans les voix d’autres figures féminines révoltées, mais surtout comme une fêlure politique qui excède son échec historique.

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