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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’À-venir de la Commune dans Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono (1975)

le par Stéphane Hervé

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L’eschatologie : la Commune comme promesse
La définition qu’Agamben donne de l’arkè est incontestablement proche de l’expression « interdépendance entre le passé et le présent »L. Nono – L. Pestalozza, entretien cité, p. 71 que Nono utilise pour décrire ce qu’il a voulu rendre manifeste dans sa pratique du montage à l’occasion de Al gran sole carico d’amore. Le compositeur justifie ici l’insertion au sein du premier temps des vers qu’on a retrouvés sur un cahier de notes de Tania Bunke, compagne de lutte de Che Guevara durant la guérilla bolivienne (tableaux I, II et IX). Ces quelques vers, rédigés avant l’engagement de la jeune Argentine, témoignent de la « nécessité de s’interroger en profondeur pour atteindre une conscience plus solide »Idem. Plus précisément, ils expriment la peur de la vanité de l’action humaine. Le sujet lyrique se demande ce qu’il restera après sa mort de son nom (« ¿ Nada será mi nombre alguna vez ? […] ¿ a caso envano venimos a vivir / a brotar la tierra ? / ¿ a caso envano ? »). L’insertion du premier de ces vers dans la profération des résolutions des communards au deuxième tableau ne marque pas un moment de doute dans l’engagement, mais au contraire, signifie le dépassement des interrogations existentielles dans et par la lutte. Bien plus, en déclarant qu’il restera « au moins des fleurs, au moins des chants » (« almenos flores almenos cantos ») après la mort (tableau II), les vers de Bunke indiquent la puissance politique de la trajectoire lyrique au sein de l’action scénique de Nono : la génération d’une temporalité révolutionnaire qui résiste au cours dévastateur de l’Histoire, qui excède l’Histoire et ses échecs. La réunion des figures de Bunke et de Michel, au neuvième tableau, la superposition de leur chant, l’absence de transitivité du discours lyrique rendent sensible la singularité militante résistant à la mort.
La temporalité engendrée par la trajectoire lyrique n’est pas celle de la continuité historique, avancée par Marx et Lénine : elle est la persistance d’une voix saturée d’affects par-delà la mort et les déceptions. Nono dit d’ailleurs des figures singulières de son œuvre qu’elles « ne sont pas des personnages uniquement liés à l’histoire, mais des personnages qui se transforment de temps en temps, [qui] ne meurent donc jamais, mais deviennent continuellement »Idem, p. 72. Plutôt que de réincarnation d’un type militant, comme le suggère cette déclaration, nous préférons l’idée de persistance d’énoncés passés dans le présent, rendus impersonnels par la distribution originale des voix, pour saisir l’œuvre et la survivance de la Commune, telle que la présente la structure complexe de Al gran sole carico d’amore. De surcroît, le choix des citations de Louise Michel placées à la fin du premier temps, conjuguées au futur (« je ne cesserai de crier vengeance […] » ; « Nous reviendrons, foule sans nombre / nous viendrons par tous les chemins / spectres vengeurs sortant de l’ombre / nous viendrons nous serrant les mains »), ou appelant à des lendemains meilleurs (« dis-lui que par le temps rapide tout appartient à l’avenir »Voir L. Nono, Al gran sole carico d’amore, op. cit., p. 35), apparente la trajectoire lyrique de Al gran sole à une promesse, qui excède la finitude historique. D’ailleurs, la résolution de donner à voir (tableau VIII) par une chorégraphie grotesque la victoire de Versailles et par un simple mouvement scénographique l’exécution du mur des Fédérés (les panneaux de bois, sur lesquels sont attachés, tels des crucifiés, les membres du petit chœur représentant les communards, s’affaissentIl ne faut pas oublier que le musicien, le metteur en scène et le scénographe ont travaillé de concert en vue de la création, et que Nono n’accordait pas plus d’importance à la musique et au texte qu’aux gestes scéniques, aux lumières, dans la production du discours théâtral. Dans cette perspective, Lioubimov et Borovski ont élaboré « une partition très précise, chronométrée […] consignant les déplacements et mouvements du chœur et des solistes sur la musique, commentée, seconde après seconde » (B. Picon-Vallin, Lioubimov, la Taganka, CNRS Éditions, « Les Voies de la création théâtrale » n°20, Paris, 1997, p. 150).), c’est-à-dire par une scène muette la défaite de la Révolution, préserve la puissance de promesse du lyrisme révolutionnaire.
La fin de l’œuvre rend encore plus tangible celle-ci : au contraire de la Mère de Gorki ou de Brecht, la Mère de Nono est assassinée par « la machine répressive », ce qui provoque « une révolte de masse »Idem, p. 43. Là encore, le compositeur vénitien n’hésite pas à recourir au pathos, exposé comme condition et déclencheur de la révolte. Succède à cette révolte sans paroles, la résurgence du chant de la Mère, pourtant morte, qui entonne l’Internationale (Nono titre ce tableau final « continuità della madre »). Cette image théâtrale, pathétique, est la parfaite figuration de cette promesse tenue par le lyrisme : le chant, même abîmé (il est difficile de saisir tout de suite qu’il s’agit du chant révolutionnaire), perdure par-delà la mort et appelle à une société nouvelle. Al gran sole carico d’amore donne à entendre le chant intempestif des voix résistantes, toujours à venir, faisant une promesse qui « gardera toujours en elle, et devra le faire, cette espérance messianique absolument indéterminée en son cœur, ce rapport eschatologique à l’à-venir d’un événement et d’une singularité, d’une altérité inanticipable »J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993, p. 111.

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