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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Métafiction historiographique comme « le contraire du roman engagé » : L’Imitation du bonheur de Jean Rouaud (2006)

le par Iva Saric

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L’engagement par la littérature
Comme on l’a vu, des personnages exceptionnels apparaissent dans le récit. Rouaud affirme en outre :

Ce qui m’intéresse, c’est comment le destin des êtres est modifié par les événements. Dans L’Imitation, ce type traverse la Commune, et va contaminer cette femme, lui faire passer le message de la Commune. [...] Cette contamination amoureuse est ce qui reste d’idéaux sauvagement écrasés, apparemment circonscrits par les barrières de Paris, et qui agissent cependant au loin. Ce sont presque des marqueurs chimiques de l’Histoire.Ibid., p. 226

Dans le roman, l’histoire de la Commune est reconstruite dans une suite de récits enchâssés où les témoins directs et indirects racontent leur version de l’insurrection parisienne, entremêlant le privé et le public, c’est-à-dire l’histoire et l’Histoire. Ce rapport entre le sujet et l’Histoire sous la forme du témoignage est possible grâce à la mémoire. Le récit, qui est le principe fondamental de chaque fiction, est aussi le principe fondamental du discours historique et de la représentation de soi : « Telle est l’idée de récit, de narration cher à Paul Ricœur. Notre vie se vit en tant que narration et non en tant que lieu. L’homme se raconte ses états successifs. Il saisit l’existence comme un texte d’où émergent parfois des fragments de moi et de réel indifférenciés. »F. Tristan, Fiction ma liberté, Éditions du Rocher, Paris, 1996, p. 24, cité d’après Dominique Viart, « Mémoires du récit : Questions à la modernité », Écritures contemporaines 1 : Mémoires du récit, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 1998, p. 16. Ce lien avec le passé est donc renoué grâce à la mémoire, « remonter le temps » devient « remonter le sens » tandis que le récit de mémoire devient le récit présent ce qui est, d’après ViartVoir D. Viart, « Mémoires du récit : Questions à la modernité », op. cit., l’une des caractéristiques du roman français contemporain. Dans la bonne tradition de ses prédécesseurs :

[…] le roman contemporain associe-t-il souvent deux préoccupations : réfléchir sa forme et sa fonction tout en interrogeant son temps et son contexte. […] La voix narrative elle-même, qu’elle soit ou non incarnée dans un personnage, est désormais à la fois l’objet et le sujet de ses questionnements. Ses incertitudes, son interrogation sur la matière même de ce qu’elle rapporte ou reconstitue, mettent en évidence la « quête cognitive » d’un présent incertain. Le souci de ne pas déformer une sensation ou une pensée la conduit à reformuler souvent son propos, dans une sorte de « scrupule narratif » qui suspecte les falsifications induites par le récit. […] Enfin le narrateur est marqué par une perplexité plus sourde du sujet – son identité, son histoire, la conscience qu’il peut avoir de lui-même – où s’entend son « inquiétude existentielle ».D. Viart, « Écrire avec le soupçon – Enjeux du roman contemporain », dans Le Roman français contemporain, adpf, Paris, p. 139/140

Rappelons également que Viart distingue trois principaux types du roman français contemporainIbid.. À côté de la littérature qu’il appelle consentante (les livres artisanaux et non artistiques qui se produisent d’après des clichés bien établis du genre et se vendent dans les supermarchés), il parle de la littérature concertante : cette dernière se caractérise par le bruit qu’elle suscite, elle cherche le scandale en s’appuyant sur des sujets comme le sexe et la violence, par exemple. Bien qu’elle traduise l’état social actuel, elle ne le pense pas. Ne se préoccupant pas de l’écriture-même, elle la laisse au niveau d’un simple instrument. Le troisième type, c’est la littérature déconcertante qui, par contre, dénonce le marché en ne voulant pas s’y inscrire, qui est préoccupée par ses formes et la pratique de l’écriture, et qui, enfin, questionne notre temps et se pense comme une « activité critique » où « l’écriture est alors cette mise en crise des stabilités installées. »« Surtout, c’est une littérature qui interroge constamment sa pratique et ses formes, sans pour autant faire de ces formes la fin même du travail d’écrire. […] Car elle est traversée des questionnements qui fondent notre temps et elle ne se conte pas d’en façonner l’écume. Loin du commerce et de l’artisanat, c’est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique. […] L’écriture est alors cette mise en crise des stabilités installées. » (ibid., p. 136-137). Cela témoigne d’un certain engagement littéraire, mais il ne s’agit plus, d’après Viart, d’un roman qui repose sur des doctrines idéologiques, c’est-à-dire d’un « roman à thèse » :

Aussi l’engagement n’est-il plus une soumission de l’acte littéraire à une nécessité supérieure comme Sartre pouvait le concevoir, mais une comparution du politique – au sens large – sur la scène de la fiction. On parlerait non pas d’engagement de la littérature mais d’engagement par ou avec la littérature, lieu et possibilité d’autres discours.Ibid., p. 155-156

Si le récit de mémoire devient le récit présent, ce qui devient aussi par conséquent le plus important c’est la manière dont la métafiction historiographique de Rouaud, par la subversion et la parodie du genre qui lui sont inhérentes, pourrait répondre à la question du sens de l’écriture aujourd’hui. L’hésitation constante entre la fonction représentative et la fonction sémantique du langageSelon Paul de Man, la fonction représentative et la fonction sémantique du langage sont distinctes. Tandis que la fonction représentative concerne la description directe de l’expérience du vécu, la fonction sémantique touche sa transformation en symboles, c’est-à-dire sa mise au niveau de la configuration. Voir de P. Man, Blindness and Insight : Essays on the Rhetoric of Contemporary Criticism, Routledge, 1983., étroitement liée à l’ironie omniprésente qui se manifeste dans le texte, sert à l’auteur de mécanisme de création d’un roman qui est « le contraire du roman engagé »« L’Homme nouveau », l’entretien de Jean Rouaud avec Hélène Baty-Delalande, Lire Rouaud, op. cit., selon ses propres dires. De grandes idées historiques, voire utopiques, sont toujours présentes dans le roman, mais elles sont finalement mises au second plan : la meilleure preuve en est probablement la fin ambiguë de l’ouvrage écrite au futur simple, qui provoque l’incertitude du lecteur et met en question la possibilité et le sens de l’engagement politique. Ces idées sont remplacées par celle du couple complémentaire qui réconcilie en soi toute une suite d’oppositions et de contradictions – sociales, idéologiques et même romanesques. À travers un discours romanesque autoréférentiel et pseudo-historiographique, la Commune devient alors un prétexte servant à parler d’actions qui sont avant tout guidées par la complicité et l’idée de la vertu morale. Rappelons enfin que, dans son récit, le narrateur emploie le pronom vous, notamment en s’adressant à son héroïne, mais qu’il utilise aussi le pronom nous, pronom à géométrie variable qui se réfère tantôt à son union avec les protagonistes, tantôt à son union avec ses contemporains, ou se révèle plus vaste encore, en les englobant tous, comme dans l’excipit du roman :

Alors que la Commune en danger, noyautée par une poignée de fous dangereux – et il ne faut surtout pas la réduire à ceux-là, les Rigaud, les Ferré, les Delescluze, l’immense majorité du peuple se moquant bien de ces théoriciens à sang froid profitant toujours de la tragédie pour répandre la terreur –, envisageait, comme en 1793, la création d’un Comité de salut public, l’Admirable et les siens, ceux de la minorité, refusaient de s’abriter derrière « une suprême dictature que notre mandat ne nous permet ni d’accorder ni de reconnaître ». Et c’est ainsi qu’il se dirigea sans plus combattre vers son destin de martyr. Car c’est à ceux-là, bien sûr, les fédérés minoritaires de votre Octave, que va notre adhésion, à ceux-là et à la foule des anonymes pour qui aucun monument n’a jamais dressé la liste des massacrés.IB, p. 577-578

Le narrateur suggère ainsi une implication profonde du lecteur dans l’histoire du roman, ce qui lui permet de parler de « notre adhésion ». La conduite humaine qui se base sur le principe de l’amour et de la solidarité envers l’autre se manifeste comme un nouveau sens à saisir.

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