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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Métafiction historiographique comme « le contraire du roman engagé » : L’Imitation du bonheur de Jean Rouaud (2006)

le par Iva Saric

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La Commune commune, la commune privée
En racontant à Constance ce qu’il a vécu à Paris, en témoignant de la répression précédant la chute de la Commune à laquelle il a réussi à survivre, Octave emploie le mot « boucherie »IB, p. 462. L’interférence cruciale des vies des protagonistes repose dans la violence à laquelle ils étaient tous deux exposés et dans l’identification de Constance aux communards victimes de la répression, elle-même ayant été victime d’inceste, violée pendant des années par son beau-père et futur mari : « Comment [Octave] aurait-il pu deviner que pendant qu’il se repassait les images de sa mise à mort, vous vous identifiiez aux victimes ? Ce corps enseveli, ce corps martyrisé sur lequel pèse un autre corps, ce fut soudain le vôtre sous celui de Monastier. »IB, p. 477-478. La violence en famille vécue par Constance est analogue à la violence sociale vécue par Octave. La fin sanglante de la Commune de Paris représente donc un parallélisme avec la vie de Constance, sa vie se révélant comme une commune privée et intime. Ce qui est arrivé à Constance est le revers de ce qui est arrivé à Octave : « La même force toute-puissante, celle des nantis, qui a pour elle la justice et tous les droits, vous avait couchée, étendue pour son propre plaisir, pour son propre compte, vous avait transpercée, fouillée, vous abandonnant sur le lit comme sur la charrette des morts. »IB, p. 478. La rencontre avec Octave change tout : « Sans cet homme revenu de l’enfer, vous auriez continué de penser que les choses étant ainsi elles ne sauraient être autrement. Vous n’auriez pas connu cette nuit lumineuse qui fut pour vous comme cette nuit du 4 août où furent abolis les privilèges. »IB, p. 478. Après qu’Octave eut partagé son histoire avec elle, une nouvelle Constance naît alors. Anticipant constamment les événements dans le roman, le narrateur annonce les conséquences de l’histoire d’Octave sur ce que fera Constance – après la mort de Monastier, elle construira dans son village les maisons pour les travailleurs de la manufacture dont elle a hérité ainsi que l’école pour leurs enfants, concrétisant ainsi l’idée dont son bien-aimé lui avait parlé, une éducation gratuite et ouverte à tous grâce à laquelle l’homme cessera d’être une simple main-d’œuvre abêtie, « Ce que vous ferez en mémoire de cet homme qui, une nuit vous ouvrit les yeux […] »IB, p. 486, explique le narrateur. Ce roman, commençant comme un roman picaresque, se révèle donc aussi être un roman d’apprentissage où le voyage entrepris par les protagonistes devient la métaphore de la vie et de la connaissance qui incite aux changements du sujet et influence son développement au contact de l’autre.
Le couple romanesque se forge ainsi dans une interaction mutuelle. Notons également que les deux personnages principaux sont des êtres hors du commun. Le narrateur les voit marqués d’une sainteté profane se manifestant principalement à travers l’aide à ceux qui sont dans le besoin, la croyance que le monde peut être amélioré et un mode de vie en harmonie avec leurs convictions. Quand Constance l’a vu pour la première fois, Octave est tombé « comme un christ »« cet inconnu qui comme un christ venait de chuter sur son replat » (IB, p. 277), le mot « christ » écrit avec une minuscule comme un nom commun qui pourrait désigner chaque homme-martyr. Le héros est aussi décrit comme un mort-vivant : il s’est dégagé de la pile de corps entassés de ses camarades morts pour revenir à la vie, il a été ressuscité d’entre les morts. Les larmes de Constance sont comme « une eau baptismale »« Il n’a pas reçu comme une eau baptismale versée sur son front l’une de ces perles de bonté. » (IB, p. 281) ; c’est une sainte par son humanisme, sa bonne volonté et sa bonté. Tout l’enseignement d’Octave pendant leur voyage commun restera sans elle ainsi qu’une « lettre morte d’apôtre vertueux »IB, p. 493-494. Chaque soir avant de s’endormir, Constance répète les étapes de sa via amorosa : « […] rencontre, élan, malentendu, brouille, larmes, premier enlacement, premier baiser, première étreinte charnelle, béatitude, séparation, douleur. »IB, p. 494. La référence intertextuelle du roman porte ainsi sur le mythe biblique laïcisé. Paradoxalement, le saint devient le profane : Constance et Octave sont séculièrement sacralisés.
Quant à Constance, le narrateur répète pour insister : « Mais pas semblables à vous, pas à Varlin l’admirable. Non, pas pareils. »IB, p. 273. L’histoire de Constance et d’Octave va ainsi de pair, en raison de leurs mérites, avec celle de Varlin, le dirigeant de la fraction fédéraliste des communards. Dans le texte, le chemin de Varlin est mis en rapport avec le chemin de Croix du Christ : le Golgotha de Varlin, « ce qu’il faut bien appeler sa montée au calvaire »IB, p. 284, commence à Montmartre, rue des Rosiers, où il a été si atrocement battu par la foule que son œil est sorti de son orbite tandis qu’il « avance aussi droit qu’il le peut sur sa via dolorosa »IB, p. 285 :

Alors qu’on en finisse, et vite. C’est bien l’avis de l’exécuteur Laveaucoupet qui déclare que la peine de mort sera immédiatement appliquée, que la sentence est sans appel, qu’il la juge douce en comparaison des crimes de l’accusé. Quels crimes ? D’avoir bafoué les vraies valeurs, celles de la classe possédante et de la bonne société bourgeoise. […] Très bien. Exécution. […] mais les deux tireurs qui arment et pressent la détente vont rater leur coup. […] Ce n’est peut-être pas aussi facile d’éliminer le meilleur de l’homme, l’innocence et la générosité, la justice et le recours.IB, p. 285-286

Le narrateur suggère ainsi la possibilité d’une sainteté terrestre : un homme saint n’est pas un homme d’Église, qui, comme le prêtre dans le texte, tourne sa tête de l’autre côté pendant qu’Octave est souffrant et littéralement sur les genoux, mais celui qui court à son secours et le rend la vie, comme le fait Constance. Les personnages principaux du roman sont des gens ordinaires, mais différents des autres par leur moralité et leur humanité exceptionnelle par laquelle ils intègrent le cercle chrétien des martyrs et des bienfaiteurs. En outre, le narrateur révèle au lecteur sa fascination pour Varlin. Son jugement extrêmement appréciatif se lit aussi dans la citation suivante :

Mais j’ai une proposition à faire. Le Panthéon qui était jusqu’à l’an passé une église va à l’occasion de la mort de Victor Hugo se transformer en un temple à la mémoire des grands hommes […]. On y mettra Victor Schœlcher, par exemple, l’homme qui, alors qu’il était sous-secrétaire d’État aux colonies dans le gouvernement de 1848, émit le décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises. […] Mais le même joua un rôle trouble pendant la Commune, […], alors non, on ne placera pas l’Admirable à ses côtés. D’autant qu’on y trouve aussi le cœur de Gambetta, qui, […], avait soutenu la politique de Thiers, après la Commune, sans doute, mais quand-même, […].
Mais, si la fonction du bâtiment est d’être la vitrine des vertus humaines exemplaires, outre que sur certains il y aurait à redire, le martyre de la rue des Rosiers y suffit amplement qui les concentre toutes, au plus haut, et avec désintéressement et humilité. […] Voilà, sortez les grands hommes. Faites place à l’Admirable. Faites place à la pensée et au cœur d’Eugène Varlin.IB, p. 289-290

Et si l’on désigne les personnages principaux comme des héros, c’est bien parce qu’ils se distinguent, par une série de traits différentiels, des autres protagonistes du roman. Rappelons que pour être considéré comme un héros romanesque, un protagoniste doit se différencier des autres protagonistes par une série de spécificités concernant sa qualification, sa distribution, son autonomie et sa fonctionnalitéVoir Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Poétique du récit, Seuil, Paris, 1977.. Le héros est donc spécifique, tout d’abord, par les caractéristiques qui lui sont attribuées (c’est-à-dire les signes physiques et psychiques qui lui sont accordés), ensuite par le nombre et les moments de ses apparitions dans le texte, son indépendance présumée, l’importance des actions qu’il entreprend, sa pré-désignation conventionnelle et enfin par le commentaire explicite du narrateur. Les personnages de Constance et Octave sont identifiables à tous ces aspects mentionnés, en raison de leur beauté physique et psychique, leur importance dans le texte et leurs exploits, de même que par l’inclination du narrateur à leur égard.
L’intérêt pour ces personnages d’une excellence exceptionnelle, observés comme des héros d’un côté et les protagonistes d’un moment historique donné de l’autre, ne s’éclaircit-il pas dans cette explication de l’auteur ? : « Tout le XXe siècle repose sur l’idée de l’homme nouveau. Du passé faisons table rase… or le passé, c’est l’Histoire. On reconstruit sur rien. »« L’Homme nouveau », l’entretien de Jean Rouaud avec Hélène Baty-Delalande, Lire Rouaud, op. cit., p. 225. Il est alors indispensable non seulement de réexaminer les conventions du discours historiographique, mais aussi de revaloriser seul l’événement historique. Dans ce sens, c’est le rôle des protagonistes-témoins qui, au sein du roman, est déterminant pour voir différemment la Commune. Notons que le narrateur souligne qu’au moment de la révolte, cet événement est estimé comme extrêmement négatif par les autorités (il mentionne même le comportement douteux d’Émile Zola qui, en tant que journaliste, écrivait sur l’insurrection), tandis que le narrateur y trouve, grâce à Octave et Constance, puis Varlin, le meilleur de ce que peut éprouver un homme – de l’amour, de l’humanité, de la solidarité.

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