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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’À-venir de la Commune dans Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono (1975)

le par Stéphane Hervé

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L’inachèvement de la signification historique
Dans ses commentaires, Luigi Nono rejoint les nombreuses analyses socialistes et marxistes qui font de la Commune l’origine des vagues révolutionnaires du vingtième siècle et y trouvent une « espèce de légitimation idéologique et historique »J. Rougerie, La Commune de 1871, PUF, Paris, 1988, p. 122. Il n’est donc pas étonnant de relever dans le montage de citations, qui constitue le texte chanté de l’action scénique, des extraits de fameuses interprétations de l’insurrection parisienne. Nono donne ainsi à entendre l’exorde de La Guerre civile en France (1871) de Karl Marx, dans lequel le philosophe allemand qualifie la Commune de « glorieux fourrier d’une société nouvelle »K. Marx, La Guerre civile en France, 1871, Éditions Sociales, Paris, 1968, p. 88 dans le « Come preludio ». De même, le premier temps s’achève sur la phrase conclusive du chapitre que Lénine consacre à l’analyse marxienne de la Commune dans L’État et la révolution (1917) : « Les révolutions russes de 1905 et de 1907, dans un cadre différent, dans d’autres conditions, continuent l’œuvre de la Commune »V. I. Lénine, Œuvres choisies, tome 1, Aden, Bruxelles, 2007, p. 84. La place stratégique qu’occupe cet énoncé dans la structure du dyptique (elle annonce le second temps) laisse accroire que Nono voit dans la Commune un genre de révolution matricielle, d’où procèderaient les luttes émancipatrices postérieures, comme l’origine d’un mouvement irrésistible, comme s’il croyait à la continuité du matérialisme historique.
La présence de ces énoncés proprement politiques produit une rupture définitive avec la forme dramatique, d’autant plus que Nono se refuse à les intégrer dans une trame, en les attribuant par exemple à des personnages, mais les exhibe en tant que matériaux hétérogènes. De fait, il n’y a pas à proprement parler d’intrigue ni de personnage dans Al gran sole carico d’amore. Le compositeur vénitien ne cherche à aucun moment à mettre en scène des figures historiques, ni à reconstituer le Paris ouvrier et insurgéLa scénographie et les costumes de Borovki ne tendaient pas plus à la reconstitution, ni même à l’évocation du contexte historique. La scène était occupée par cinq rangées dynamiques de planches mobiles, qui pouvaient être suspendues de façon verticale, horizontale ou oblique, ou posées au sol. Ces rangées et leurs mouvements étaient pensés comme l’équivalent plastique de la musique., comme ont pu le faire Brecht dans Die Tage der Kommune ou Adamov dans Le Printemps 71, dans des scènes plus ou moins pittoresques. Il en propose, affirme-t-il, une reprise « historico-idéelle »L. Nono – L. Pestalozza, entretien cité, p. 71, qui aspire à mettre en évidence sous une forme simple et cristalline, abstraite pourrait-on dire, les conditions idéologiques et historiques qui ont présidé au surgissement de la révolution parisienne. C’est la raison pour laquelle Nono ne se contente pas de faire référence à ces figures tutélaires du marxisme dans le « come preludio », mais parsème la partie dédiée à la Commune d’autres citations de ces auteurs, citations qui tentent de donner un sens à l’événement historique. Nous remarquons ainsi la présence d’un autre paragraphe provenant de l’adresse de Marx, dans le cinquième tableau dans lequel sont exposées les principales mesures prises pendant les deux mois : il s’agit ici de montrer que ces mesures (dont la formulation est empruntée à Brecht) sont les marques d’une « aspiration » à une « république sociale », « antithèse directe de l’Empire »K. Marx, op. cit., p. 62, comme le dit Marx. De même, Nono, précédemment, dans le troisième tableau qui répertorie de façon concise les conditions socio-économiques qui ont provoqué la Commune, a recours à un discours de Lénine écrit en avril 1911, « À la mémoire de la Commune », dont il reprend quelques lignes :

La Commune naquit spontanément ; personne ne l’avait consciemment et méthodiquement préparée. // Une guerre malheureuse avec l’Allemagne ; // les souffrances du siège ; le chômage du prolétariat et la ruine de la petite bourgeoisie ; // l’indignation des masses contre les classes supérieures // et les autorités qui avaient fait preuve d’une incapacité totale ; // une fermentation confuse au sein de la classe ouvrière qui était mécontente de sa situation et aspirait à une autre organisation sociale // […] tous ces facteurs, et beaucoup d’autres, poussèrent la population de Paris à la révolution du 18 mars […] //
Ce fut un évènement sans précédent dans l’histoire […] le pouvoir passa au prolétariat.V. I. Lénine, Œuvres, tome 17, Éditions Sociales, Paris, 1968, p. 135

L’extrait connaît certes une segmentation (notée dans la citation ci-dessus par les marques //) et les propositions qui le composent sont chantées à tour de rôle par un chœur masculin et un chœur féminin. Mais cette segmentation vocale ne répond pas à des exigences d’incarnation dramatique, mais bien d’exposition idéologique, en ce qu’elle met en valeur chacune des causes avancées par Lénine.
Ce refus du dramatique régit également le rapport à la pièce de Brecht, Die Tage der Kommune, troisième source importante de citations. Les diverses répliques empruntées ne sont plus rattachées aux personnages, auxquels elles étaient attribuées dans la pièce épique (à l’exception notoire des répliques tenues par les ennemis de la Commune, Thiers, Favre et Bismarck, nous y reviendrons). Ces énoncés ne font pas office de commentaire théorique qui fait émerger le sens historique des événements (Nono ne reprend pas à son compte la lecture brechtienne des événements), mais ils exposent l’œuvre concrète de la Commune (les résolutions, les mesures prises), et aident à la figuration lacunaire des trois événements historiques implicitement évoqués (l’exécution des généraux Lecomte et Clément-Thomas le 18 mars – tableau VI, le refus de la guerre civile et de la marche prématurée sur Versailles – tableau V, les négociations de Versailles avec Bismarck – tableaux III et VII)Nono n’a repris, en fait, que peu de moments de la pièce brechtienne : le tableau II (discussion de Thiers et Favre), le III (le refus de la confiscation des armes et la mutinerie des régiments), le IV (la résolution des Fédérés) et le IXa (la condamnation de la Guerre Civile). . De plus, outre le fait qu’il gomme toute trace des situations et des personnages brechtiens, il bouleverse l’ordre des répliques choisies dans son montage, montrant par là que l’historicisation des gesti n’est pas essentielle à ses yeux. Pour n’en donner qu’un exemple, voici un extrait du cinquième tableau de Al gran sole carico d’amore, avec entre parenthèses le tableau de Die Tage der Kommune d’où sont tirées ces phrases :

Stanno attacando tutto il quartiere
Avete capito perché ci davano del pane bianco
Il quartiere è tutto in piedi
(IIIb)
Marciare su Versailles
Ma sarrebe la guerra civile
(IV)
La Commune condanna la guerre civile (IXa)
Annientate il nemico finchè potete farlo (IV)
Ma ha baionette contro (IXa)Voir B. Brecht, Théâtre complet VI, L’Arche, Paris, 1957. Respectivement p. 28 pour les deux premières lignes, p. 30, p. 36 pour les deux suivantes, p. 62, p. 36, p. 61. Le montage donne en français, si nous reprenons la traduction d’Armand Jacob : « C’est un assaut contre tout le quartier / Nous comprenons maintenant pourquoi on nous donnait du pain blanc / Tout le monde est sur pieds / Nous marcherons sur Versailles / Mais ce serait la guerre civile / la Commune réprouve la guerre civile / détruisez l’ennemi tant que c’est encore possible / Mais il a des baïonnettes contre lui ».

La représentation de la Commune que propose Nono ne suit donc pas une logique historique (épique), mais théorique. Dans l’extrait ci-dessus, le compositeur s’intéresse à la question du recours à la violence en la dissociant des contextes dans lesquels elle est soulevée dans la pièce de Brecht (le 18 mars, la prise des premiers forts périphériques par les Versaillais). Dans son œuvre, Nono évacue donc l’intrigue, les personnages, ne conserve qu’une trame chronologique grossière (de la proclamation de la Commune, on passe presque immédiatement à la Semaine sanglante), comme s’il s’agissait de délier des énoncés de leur situation d’énonciation contingente, comme si le compositeur cherchait à exposer une forme idéale, abstraite de la Commune. En cela, Al gran sole carico d’amore déçoit les attentes suscitées par la revendication d’une filiation brechtienne, les postulats d’une esthétique se réclamant du marxisme.
Bien plus, la fragmentation radicale de la structure empêche en fait le déploiement continu d’un discours intelligible (la fable comme assemblage des différents gesti sociaux). La « suite de numéros regroupés en images théâtrales »L. Feneyrou, « Dopo Brecht », dans L. Feneyrou (dir.), Musique et dramaturgie, Esthétique de la représentation au XXe siècle, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 244 se caractérise par une discontinuité excessive qui rend quasiment impossible une vision historique globale des événements. Le plurilinguisme (l’italien et le français, en ce qui concerne la représentation de la Commune) et les principes de composition musicale (les changements brusques de rythme, de volume et surtout le développement polyphonique, simultané des voix), suivis par Nono, accentuent cette opacité. Même les interprétations historiques de Lénine, dont nous avons mentionné plus haut la mise en valeur, sont, par moment, immergées dans un flux sonore et chantées sur un rythme d’une rapidité excessive, en même temps que des répliques brechtiennes attribuées à Favre et Thiers (voix solistes) et des bribes du chant partisan Non siam più la Comune di Parigi. N’émergent alors que quelques noyaux sémantiques du texte de Lénine. L’enjeu de cette séquence est de tenir deux discours se déployant en parallèle. Le premier, nous l’avons vu, est idéologique, le second est d’ordre esthétique.
Nono avait posé les fondements théoriques de sa pratique de la superposition des voix au début des années soixante : la superposition de textes distincts, avait-il écrit, « crée un nouveau texte par interpolation »L. Nono, « Texte – Musique – Chant » (1960), dans L. Nono, Écrits, op. cit., p. 93. Si nous revenons à la séquence évoquée précédemment, nous pourrions dire que la superposition du texte de Lénine, des conversations brechtiennes entre Thiers et Favre et du chant populaire, produisent la figuration sonore du désordre et de la trahison institutionnels qui ont provoqué l’insurrection. En d’autres termes, le discours tenu dans ce tableau n’est pas seulement conceptuel, il est également sensible.
Il ne faut pas faire jouer ici les puissances du sensible musical contre les exigences intellectuelles de l’idéologie, puisque cela serait contraire aux fondements de la pratique artistique de Nono. Il s’agit davantage de voir que le discours scénique (n’oublions pas que Al gran sole carico d’amore est destiné à la scène) participe de deux modèles performatifs, a priori inconciliables, mais que le compositeur parvient à faire jouer ensemble, ou plutôt à pratiquer en parallèle : la scène idéologique du meeting et la scène lyrique de l’opéra. Or, ce second modèle, qui n’est assurément pas une concession au goût bourgeois, propose une autre figuration de la Commune, tout aussi militante, mais affective.

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