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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Sur Le Printemps de la Sociale d’André Fontaine (1974)

le par Édouard Galby-Marinetti

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Les enseignements du présent citoyen, temps et voix croisés
L’entrecroisement des temporalités facilite la réincarnation des personnages historiques. Sous l’apparence discordante et l’hétéroclisme se construit un carrefour des temporalités, des faits et des personnes. Le procédé emploie aussi bien les intrusions de l’avenir que la réémergence du passé antérieur. Le temps de la Commune associe des personnages revenus du temps lointain et inspirateur. La nouvelle publication en 1871 du journal Le Père Duchêne, célèbre feuille révolutionnaire associée à Hébert, fournit ainsi l’occasion à Fontaine d’introduire une mise en perspective de l’idéal de 1789 et de donner corps à une thématique allégorique. La reprise du titre permet la personnification, elle a un rôle de marqueur, de ligne de jauge : « Le père Duchêne – Au diable toutes les frontières qui nous tenaient désunis. Foutre, il n’est pas de barrières sur la terre des amis […]. Je sors à l’instant des oubliettes, mais rassurez-vous, j’ai toute ma tête. »Ibid., p. 42
Par l’emboîtement de fragments, de séquences discontinues, l’hypothèse de sas temporels est pleinement fondée. Le travail de recroisement des textualités est logiquement conjoint à la recherche d’hybridation du champ temporel. Ainsi l’irruption de mots venus du futur, l’usage de l’anachronisme verbal (Fontaine cite une publicité parue dans le Figaro du 10 juillet 1970Ibid., p. 23, cause aussi d’un choc des cadres textuels et des genres.) agissent pour faciliter le passage et l’assimilation des temporalités. Ces mots d’anticipation aplanissent les différences entre paroles d’hier et paroles d’aujourd’hui, tel l’emploi du terme « intellectuel », catégorie indissociable d’une époque ultérieure dont pourtant la proclamation de la république en 1870 a indiscutablement favorisé le rayonnement : « François – Bon, à c’qu’y paraît les intellectuels sont pas d’accord, mais il y a une chose qu’est sûre, y veulent tous que les ouvriers soyent plus exploités. » Ibid., p. 20.
Les dispositifs scéniques faisant intervenir des enregistrements sur bande ou des haut-parleurs jouent par ailleurs sur la nature et la valeur du verbe entre mots de chair et mots analogiques, technicisés. Le discours de Vallès, authentique, est dit par la machine, celui de l’internationaliste Varlin fait écho à la voix enregistrée de son accusateur public lisant le jugement du tribunal correctionnel (20 mars 1868). Fontaine questionne l’industrie des voix, le pouvoir de la parole écrite. Il sonde la nature du verbe et joue sur le prolongement oral de l’écrit. L’effet de distanciation de la bande électromagnétique, contigu à l’effet des croisements opérés entre matériaux cités et inventés, montre que l’écriture dramatique répond aussi aux exigences de la voix écrite. À ces diverses sources s’ajoutent la voix de l’auteur, ses interventions, pour former un seul et même texteIbid., p. 17 ; là il ne s’agit plus seulement de l’apport d’un matériau d’invention, adapté aux circonstances de l’action dramatique et historique, mais d’un sursaut focal, l’intervention directe de l’auteur en rupture avec la logique dramaturgique, c’est une prise de parole indépendante qui développe ses propres préoccupations.
La démonstration de l’auteur insiste sur les problèmes de qualification de l’expression de la vérité, sur ses modes éthiques. Ses interventions redoublent le sens du paratexte et exaltent les valeurs morales d’engagement. Si à l’occasion l’homme de lettres sert momentanément de repoussoir, la catégorie combinée des journalistes est l’organe d’une opération insistante de clarification verbale : « Et je reviendrai autant de fois qu’il le faudra pour vous dire ce qui ne va pas dans le foutu gouvernement. »Ibid., p. 42.
La récurrence des apparitions de l’auteur en journaliste, son œuvre de ponctuation vont de pair avec sa part responsable, avec sa citoyenneté :

Est-ce que vous allez condescendre à regarder ce qui se passe à Paris ? Vous êtes journaliste, nom de dieu, alors soyez honnête ! Votre mépris et votre prétention à inventer un système, bien enfermé dans votre bureau capitonné de style empire […], mais vous êtes inconscient, et j’suis poli.Ibid., p. 138

Le savoir écrire est une chose, le dire vrai en est une autre. Le bien dire d’un Francisque Sarcey, sa bonne conscience de journaliste ne signifient rien – qu’est-ce que l’inspiration hors des réalités ? : « un article c’est commode, il suffit de laisser aller sa plume au fil de ses pensées dans le silence d’une chambre… Mais donner sa voix, voter un décret… Aujourd’hui chaque geste m’engage, je dois rendre compte au peuple de mes actes. »Ibid., p. 141.
L’idée du juste, le principe du vrai président à l’établissement de la parole. Écrire, c’est faire un choix, c’est chercher en conscience les faits à décrire, c’est enseigner aux absents comme à la communauté :

À quand donc l’avènement de la raison dans l’humanité ? Quand se délivrera-t-elle de ces dieux parasites : les rois, les autocrates et les jongleurs ? Quand saura-t-elle consacrer ses ressources à l’éducation, au bonheur de tous, et non plus aux jouissances égoïstes de quelques-uns ?Ibid., p. 22

Le savoir est gage de liberté, la parole qui le prolonge est à la fois réunificatrice du groupe et de l’individu, de l’émetteur et du récepteur ; en effet, elle est aussi bien reflet de la communauté« Le peuple de Paris est un tout. On ne fera jamais une ville libre avec une fraction des habitants. » Ibid., p. 80 que moyen de rassemblement de l’auteur en unité. Son émergence naît de cette composition même de l’auteur, assimilant ses modes d’écriture et ses inspirations, considérée comme parole vivante du monde, à la langue plurielle, dépassant les catégorisations : « Speaker 1 – Quelle est la part du journaliste, du politicien, du tribun, du poète, dans les écrits de l’homme public ? »Ibid., p. 93. Ce questionnement apostrophe les voix citoyennes, la vocation publique de chaque homme. L’individu potentialise en quelque sorte les tendances du présent ; comme Vallès, il prend des notes, regarde le réel et l’inscrit sur-le-champ par écrit. Si la figure du journaliste sert de modèle, l’auteur est aussi lecteur du passé, l’acte citoyen l’oblige à la mémoire de l’histoire, à sa préservation critique. La fonction d’enseignement, de bonne transmission des faits passés, est le propre de la science historique. Formule du dépassement, le discours de l’histoire permet à l’homme de mourir sans disparaître, il est racheté et ses actions, bonnes ou mauvaises, payées. L’histoire est une gratification de l’homme parvenu à surmonter la mort ; l’utilité de l’histoire tient dans cette leçon vivante, l’individu s’élève à l’idée, à l’universel : « qu’est-ce que cela nous fait à nous d’être brisés, / D’être anéantis, de disparaître dans la nuit, / Dans la tempête et dans l’oubli ! […] Périsse notre nom, périsse nos personnes, / mais que l’idée vive et que la cité soit sauvée. »Ibid., p. 147.
L’engagement dans le processus de construction du réel et du présent est à coup sûr l’instrument de désignation et de transmission de l’histoire. Actes d’appropriation, écrire le temps qui passe, mettre des mots sur les événements qui adviennent, se combinent avec cet activisme de l’individu à favoriser le mouvement du temps, à incurver la ligne d’avancée des faits. L’auteur est aussi acteur de son temps et ce recoupement est une garantie de participation directe au déroulement général de l’histoire : « Marie. – C’est émouvant l’histoire. François. – Oui, surtout quand on la fait. »Ibid., p. 148 Cette observation est d’ailleurs une constante dans le discours de l’époque, chez ceux qui ont vécu les deux sièges de Paris en 1870-71. Tenant du parti adverse, Sarcey tient le même langage dans son Siège de Paris, impressions et souvenirs, ouvrage publié en 1871.
Il s’agit de s’engager dans le projet d’écriture, d’écrire soi-même le livre de l’histoire, le livre des hommes, même humblement et singulièrement. L’individu a le devoir de ne pas laisser à d’autres la tâche de formuler la mémoire, de fixer la généralité, les vérités pratiques. Il faut faire œuvre didactique et pourquoi pas participer et fournir de la matière à une encyclopédie, entreprise de saisissement de sa propre communauté, de restitution de ce qui a été, vu et vécu, de rendre son témoignage comme garantie du temps historique : « Mais vous, pauvres : Varlin, Ferré, Rigault, vous n’avez aucune place dans ce dictionnaire des familles qui sème à tous vents… et tamise au besoin. »Ibid., p. 200. Telle est cette fonction de l’histoire, elle est mode de composition de la citoyenneté.
La presse a certainement son rôle à jouer aux côtés d’une écriture singulière, circonscrite à une vue, à une présence, mais l’organe public a deux handicaps naturels : à l’usage répressif de la censure s’ajoute la puissance massificatrice de la presse, sa possible influence délétère, le dévoiement de sa parole industrialisée, cette « calomnie tirée chaque matin, tirée par centaine de mille exemplaires […], calomnie qui fait son chemin parmi les cerveaux faibles »Ibid., p. 39.

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