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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Commune ici et maintenant. Le Printemps 71 d’Arthur Adamov (1960)

le par Nathalie Lempereur

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Quand le politique l’emporte : la création et la réception de la pièce en France ?

Le sujet de la Commune, le traitement qu’en fait un auteur « engagé », en plus de soucis matériels (longueur de la pièce, nombre de personnages…) expliquent que la pièce ait mis du temps avant d’être créée en France. La pièce est jouée en 1962 à l’Unity Theatre de Londres et au théâtre national slovaque à Bratislava, mais doit attendre 1963 (la première a lieu le 26 avril – jusqu’au 26 mai) pour être jouée en France en banlieue parisienne, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.
Certains critiques ont mis le doigt sur cette difficulté à monter la pièce pour des raisons politiques, comme René Bory :

Assurément, Printemps 71 relève du théâtre. L’auteur, Arthur Adamov, a pensé aux « planches », il a prévu tous les détails d’une mise en scène, multiplié dans son texte les indications dramatiques. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il y a de fortes chances pour que Printemps 71 ne soit pas joué en France. Non que les difficultés scéniques soient insurmontables et que le grouillement des acteurs (vingt-cinq environ pour une cinquantaine de rôles et silhouettes) décourage a priori tout théâtre. Mais voilà, pour la versaillaise Cinquième République, la Commune de Paris appartient à l’ineffable.L’Express, 4 janvier 1962

De même, Bernard Dort, proche ami d’Adamov, peut écrire :

Depuis qu’Arthur Adamov a terminé Le Printemps 71, c’est-à-dire depuis plus d’un an, il est question de monter cette pièce en France. Plusieurs metteurs en scène aimeraient pouvoir le faire, et ont envisagé tour à tour de présenter Le Printemps 71 dans des conditions commerciales normales, ou comme spectacle itinérant destiné à un public de jeunes, d’étudiants, de syndiqués, etc. Aucun de ces projets n’a jusqu’ici abouti, en raison, bien sûr, de la situation politique actuelle. Pourtant, des pièces comme Boulevard Durand d’Armand Salacrou, et le Schweyk de Brecht1ère le 4 octobre 1961, au théâtre de la Cité de Villeurbanne, mis en scène : R. Planchon, ont pu être présentées, et ont connu le succès que l’on sait. Certes, Le Printemps 71 est plus délibérément politique que l’une et l’autre de ces pièces, mais c’est peut-être pourquoi il apparaît d’autant plus nécessaire de le monter.B. Dort, « Avec le Printemps 71 Adamov aborde l’histoire de front », Libération, 19 mars 1962

Alors que Brecht est désormais reconnu et joué en France, et n’est plus réservé à un cercle fermé de brechtiens, que Salacrou, s’il signe une pièce politique avec Boulevard Durand n’apparaît pas comme un auteur militant à cette époque, il semble que ce soit l’engagement politique d’Adamov et ses déclarations qui expliquent cette difficile création de la pièce, qui n’a pu être réalisée que grâce au soutien d’une municipalité communiste.
Le Théâtre Gérard Philipe est alors entre les mains de Jacques Roussillon, nommé en 1960 par la municipalité sur les conseils d’Aragon. La première du Printemps 71 a lieu le 26 avril et se poursuit jusqu’au 26 mai (doc. 7).


(doc. 7) © Archives municipales de Saint-Denis

(doc. 8) L’Humanité, n° du 04/05/1963


L’organisation pour la venue du public montre un réel volontarisme du Théâtre et de la municipalité. Le théâtre considère cette création comme un événement : René Benhamou (maire-adjoint de Saint-Denis), dans la revue Doc de mai 1963, annonce ce qu’il appelle être un « événement » : la création du Printemps 71 au Théâtre Gérard-Philipe, « première pièce écrite en France sur la Commune de Paris ». La banlieue parisienne communiste a été mobilisée pour participer à « l’effort de propagande et de publicité » pour la venue du public. Affrètement de cars, et représentations uniquement le vendredi soir et en week-end, visaient à encourager la venue d’un public de banlieues ouvrières14 AC 55 (Archives municipales de St-Denis). Le PCF met ainsi de gros moyens au service du Printemps 71, après avoir permis sa création. En effet, des extraits de la pièce avaient été joués pour le 90e anniversaire de la Commune à la salle de la Mutualité, mis en scène par André Steiger (doc. 9). À l’issue de la représentation, Jacques Duclos et Jeannette Vermersch lancèrent l’idée de jouer la pièce en banlieueR. Gaudy, Arthur Adamov, Stock, Paris, 1971, p. 90-9.

(doc. 9) L’Humanité, n° du 24/03/1963 – Fragments allégoriques déjà joués salle de la Mutualité lors de la commémoration du 90e anniversaire de la Commune

L’Association Travail et Culture a été chargée d’organiser le public populaire autour de ce spectacle. Et la revue Doc a saisi l’occasion des représentations du Printemps 71 pour présenter un bilan de la Commune de Paris, dans son numéro 21 de mai 1963. Par ailleurs, une collaboration avec l’Union des Étudiants Communistes a eu lieu. Un article de L’Humanité du 12 avril 1963 insiste sur ce point : « De nombreuses organisations syndicales et de jeunesse, des revues de La Nouvelle Critique à Esprit et à Démocratie 63, des municipalités communistes et socialistes soutiennent la pièce et l’aident à s’imposer ». S’il est difficile d’identifier précisément le public réel venu, ses indications sont riches de sens sur l’impact recherché par les « organisateurs ».

(doc. 10) L’Humanité, n° du 04/04/1963

La pièce est mise en scène par Claude Martin (doc. 10). René Allio a conçu pour la pièce un décor d’époque minutieusement travaillé et reconstitué, en s’inspirant « des gravures illustrant les journaux de l’époque ». René Allio a dû réfléchir à différentes techniques pour permettre de mettre en scène une ville, des rues sous différents angles et réaliser de nombreux changements de décors (la terrasse du café « Le Cochon fidèle », les rues, les barricades…)Revue Doc 63. 14AC55 (Archives municipales de Saint-Denis). De hautes maisons sont montées sur roulettes. Les décors ont nécessité quatre-vingts projecteursL’Humanité Dimanche, 24 mars 1963. La mise en scène s’apparente donc à une grande fresque à laquelle participent quarante comédiens. Anne-Marie Marchand, en charge des costumes de la pièce, explique quant à elle qu’elle a fait œuvre, avec René Allio, d’« illustrateur », afin d’« Évoquer, pour le spectateur, les « images » d’un livre d’histoire trop peu connu dans les écoles : le livre de la Commune. »Brochure de présentation du Printemps 71 au TGP, 14AC55. Les costumes doivent donc caractériser chaque catégorie, représenter la classe de chaque personnageBrochure de présentation du Printemps 71 au TGP, 14AC55. On retrouve ici l’aspect pédagogique voulu par Adamov, et son ancrage historique ici par le costume (doc. 11) et le décor.

(doc. 11) Revue Doc, dessins de costumes pour le spectacle © Archives municipales de Saint-Denis

La réception de la pièce semble être assez liée aux opinions ou tendances politiques des critiques et de leurs journaux comme de leur position dans l’espace social. Ce qui fait dire à l’historien de la littérature Jean-Yves Guérin :

Renée Saurel a écrit après la mort d’Adamov : « Traître à sa classe sociale, […] il fut châtié, ostracisé par celle-ci. » L’auteur et ses protecteurs ne cessent de vitupérer les détracteurs de ses dernières pièces. Leur malveillance est celle de la presse bourgeoise. On reconnaît ici la problématique stalinienne : l’important n’est pas ce qui est dit, mais d’où cela est dit.J. Guérin, « Adamov, dramaturge marxiste et intellectuel communiste », dans M.-C. Hubert et M. Betrand (dir.), Onirisme et engagement chez Arthur Adamov, Publications de l’Université de Provence, 2009, p. 131.

Si cette analyse nous paraît un peu catégorique, elle n’en reflète pas moins un clivage dans la presse encore très prégnant… C’est ainsi que l’influent critique Jean-Jacques Gautier écrit dans Le Figaro du 6 mai 1963 :

Sa vision se ramène à ceci : d’un côté, des gens exclusivement admirables, courageux, désintéressés, purs, vaillants, humains, généreux, sublimes. […] D’autre part, il y a les immondes, les lâches, les affameurs. L’ignominie fleurit sous l’arrosoir de la richesse. Pas une saleté chez les communards. Un tas d’ordure se putréfiant au noir soleil du Capital, dans la chaleur moite des marécages germano-financiers du cléricalisme… Des héros contre des monstres ».

En dehors du style particulier de l’auteur, la pièce n’apparaît pourtant pas si manichéenne. Si elle montre le courage, la force d’anonymes communards se battant sur les barricades, ces derniers ne sont pas tous héroïques : ils font des erreurs, peuvent se diviser, se décourager… « On le voit, nul manichéisme dans la description de ces hommes qui se cherchent et qui, finalement, n’obtiendront d’autre réponse que celle des fusillades que la répression de Monsieur Thiers les mettra au dos du mur. »J.-P. Audouit, Le Printemps 71, « L’éducation nationale », 2 mai 1963, archives municipales de Saint-Denis, 14AC55 C’est d’ailleurs la fin de la pièce, qui se termine sur la répression et les bruits de pas des Versaillais… qui entraîne une réserve de l’historien Émile Tersen :

[…] l’écrasement du Paris insurgé : ne laisse-t-on pas trop le spectateur – bien ou moins bien informé – sur cette vision funèbre ? On m’objectera cette Internationale ébauchée et comme balbutiante au début, puis de plus en plus affermie. […] Comme cette Internationale sort en droite ligne de la Commune, c’est manifestement un signe d’espoir. Mais ce n’est pas assez, car ce signe est corroboré par beaucoup d’autres. La hâte avec laquelle les proscrits de la Commune regroupés en Angleterre, en Belgique, en Suisse se remirent au travail (certes dans la confusion et parfois la divergence) en est une preuve. Aussi la ferme contenance des communards devant leurs juges et leurs bourreaux. Encore dans les dernières paroles prononcées par Varlin le 27 mai […] Varlin évoque […] avec un courage lucide la perspective de sa prochaine mort, et il termine ainsi : « L’Histoire finira par y voir clair et dira que nous avons sauvé la République ». Dans l’obscurité tombée sur la scène, nous faire entendre, avec L’Internationale montante, ces dernières paroles, n’était-ce pas faire surgir, au cœur de tous ceux qui écoutaient, l’invincible espoir que l’avenir a confirmé ?É. Tersen, « à propos du Printemps 71 d’Arthur Adamov (le point de vue de l’Histoire) », L’Humanité, 17 mai 1963.

L’aspect politique de la pièce et son ancrage dans le présent ne sont pas perçus nettement par tous, et ce du fait des différentes facettes de la pièce. Un dernier exemple de cette difficulté à classer la pièce est le rôle ambigu de « la pauvre fille » que Gerhard Fischer a mis en évidence. « La pauvre fille » est cette ouvrière désemparée, qui ne parvient pas à bénéficier de la Commune et des premières mesures et se retourne autant contre elle que contre l’ordre ancien. Sa maison finit par brûler et ironie de l’histoire, elle est arrêtée, qualifiée de pétroleuse, et fusillée. Si elle apparaît très peu dans la pièce, elle n’est pas, selon Gerhard Fischer, un personnage secondaire. Il montre combien ce personnage illustre aussi la défaite de la Commune, qui n’a pas réussi à mettre fin au système de l’exploitation et à bénéficier aux moins privilégiés comme cette pauvre fille. Elle est aussi une victime de l’ordre nouveau. Il y a là une sorte de philosophie de l’absurde, tendant à faire croire que tout changement est illusoireLe Printemps 71, p. 193-196. Ce personnage nous semble surtout apporter une dernière nuance possible dans les comportements des Parisiens de l’époque. Néanmoins, cette remarque de G. Fischer tranche avec le reste de l’analyse que nous avons fait de la pièce. Il serait utile de multiplier ailleurs les exemples, mais ceci montre que la pièce n’a pas toujours été perçue et ne peut être considérée comme une pièce militante. Il ne semble en tout cas pas insensé d’établir un lien entre réception et position politique des uns et des autres : celle-ci a d’ailleurs peut-être davantage jouée que le contenu réel de la pièce dans les critiques émises.

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