iA


Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Sur Lycée Thiers, maternelle Jules Ferry de Xavier Pommeret (1973)

le par Estelle Doudet

Pages : 1 2 3 4

Les personnages et la problématique de l’incarnation
Si le « thiers-temps » donne à la pièce son rythme, il renvoie aussi aux trois groupes de personnages que la pièce fait interagir. Ces interactions pointent un autre enjeu du texte, la notion d’incarnation.
Dans la description des dramatis personae, chacun des groupes est défini par son âge. Les « ancêtres » sont les adultes. Ils incarnent l’auctoritas sociale, ici scolaire. Le proviseur et le ministre ayant une présence scénique très réduite, le professeur Tolain est de fait le principal représentant de ce groupe. Or il en est un porte-parole fort ambigu. Cet homme de quarante ans semble défier l’autorité : engagé en mai 1968, communiste, homosexuel. En réalité, les transgressions de Tolain renforcent l’autorité qu’il est supposé attaquer. Profiteur cynique d’un système universitaire qu’il prétend ébranler pour mieux en profiter, Tolain figure le « maître à penser » qui a trahi. Il est probable que les spectateurs de 1973 pouvaient reconnaître en Tolain plusieurs intellectuels français ralliés au pouvoir après 1968, sans pour autant que le personnage désigne, semble-t-il, l’un d’entre eux en particulier. Mais, d’une façon plus intéressante, Tolain est aussi dans Lycée Thiers l’incarnation du diabolus, c’est-à-dire de celui qui divise et qui sème le doute. Connaisseur de la vérité sur la Commune, il cache son savoir devant l’institution, mais en distille des bribes auprès de ses élèves, comme Paladines. Il jette aussi le soupçon sur les valeurs admises : dans sa bouche, « l’esprit de corps » vanté des préparationnaires prend une connotation obscèneIdem, p. 25, renforcée par sa gestuelle séductrice. Tolain est le Satan de Paladines, méditant avec délectation la chute du jeune homme hors du Paradis des certitudes. Cette assimilation est particulièrement sensible par l’usage ironique que le personnage fait des citations évangéliques : « Mon père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi [Luc, 22, 46], ah c’est beau, l’éducation chrétienne / j’admire »Idem, p. 64. Il est aussi Lucifer, ange déchu d’une vérité historique qu’il devrait défendre mais qu’il a abandonnée. Il est enfin, aux yeux d’Évelyne du Camp, l’Antéchrist, la Bête de l’Apocalypse [Ap. 17, 1-3] : « vous êtes l’abominable »Idem, p. 69. L’ambiguïté de Tolain, personnage qui apporte à son élève lucidité et désespoir, participe à la tonalité très nettement religieuse de Lycée Thiers. Bien que l’œuvre dénonce l’opium du peuple comme les autres mensonges et se raille des « saints patrons » de la République laïque, elle mobilise largement les analogies christiques pour dresser le portrait du héros, Paladines.
Les « Jeunes » sont le deuxième groupe de personnages désigné dans les dramatis personae. Il s’agit des deux principaux personnages féminins, que lie une rivalité amoureuse qui n’éclatera qu’à la fin de la pièce : Clio, nièce de Tolain, et Évelyne du Camp, égérie d’un nationalisme sans arrière-pensée ni doute. Les deux actants ont une dimension quasiment allégorique, dépourvue des ombres qui caractérisent le personnage de Tolain. Clio porte le nom de la muse de l’histoire ; son insistance sur une identification déjà évidente (« tout le monde est agrégé d’histoire / dans la famille »Idem, p. 49) n’est peut-être pas sans ironie. Quoi qu’il en soit, le personnage est assez transparent. Clio est celle qui connaît l’Histoire et qui en dévoilera la vérité ultime à Paladines (« La République sera conservatrice ou ne sera pas »Idem, p. 55). L’enseignement de Clio a d’autant plus d’impact qu’il dépasse les mots pour aller jusqu’au don de soi (« je veux être avec toi nue »Idem, p. 58). En appelant Paladines à contempler sa nudité glorieuse, Clio inverse la Chute biblique – où la conscience de la nudité est le signe de la faute – et promet la Rédemption. Évelyne du Camp est le double inversé de Clio, comme elle pure, passionnée, amoureuse. Institutrice habitée par l’héritage des hussards noirs de la République, elle reste inaccessible aux faits historiques et n’est hantée que par les images patriotiques qui illustraient les livres d’histoire. Jeanne d’Arc, Turenne, Napoléon, Gambetta – et probablement, en filigrane, Charles de Gaulle – forment à ses yeux une lignée glorieuse de sauveurs, incarnations de la France éternelle. Sous son égide, les élèves brouillent les périodes historiques, assimilant Jeanne d’Arc et Gambetta, l’Anglais et le Prussien, appelant à la rescousse Pétain comme TarzanIdem, p. 31 et 32. Évelyne incarne la croyance fanatique dans les valeurs qu’elle est chargée de diffuser ; elle est la Foi et la légende, là où Clio est la Raison et l’histoire. L’enjeu du conflit, et finalement sa victime, est Édouard de Paladines. Ce dernier, bien qu’élève, appartient lui aussi aux « Jeunes ». Son lignage militaire et aristocratique le rapproche d’Évelyne du Camp. Ils ont en commun l’initiale de leur prénom, la particule de leurs patronymes chevaleresques (Paladines est bien entendu un « paladin ») et leurs valeurs aveuglément patriotiques. Mais Paladines, qui se revendique du gaullisme, s’interroge sur la continuité d’une République dont il se croit, par héritage familial (son aïeul a combattu en 1870), le défenseur. Cette curiosité, aiguillonnée par le devoir du panégyrique en l’honneur de Thiers qu’on lui a confié, sera sa perte. Il n’est pas certain que le scandale que le jeune homme provoque en retournant l’éloge en dénonciation soit positif. Tué par Évelyne, il est aussitôt revendiqué par elle comme « époux » mystique, égaré un instant par de mauvais conseillers. La lucidité de Paladines sur la Commune ne dure qu’un instant ; celle des spectateurs, dont cet aristocrate reste éloigné, doit en revanche se nourrir de la représentation et perdurer.
Le troisième groupe de personnages, le plus nombreux, est celui des élèves. La plupart sont indifférenciés et leurs prises de parole tendent souvent vers le chœur. Telle est la majorité des lycéens anonymes face aux petites filles de maternelle. La confrontation des univers masculin et féminin qu’ils symbolisent est indiquée par leurs costumes, uniformes militaires versus robes « en vichy rose ou bleu »Idem, p. 8 (didascalie). Les deux groupes, aux traits volontairement simplifiés, soumis au même endoctrinement et habités des mêmes réticences, sont avant tout les acteurs de la future commémoration. Les grands répètent au fil de la pièce le rôle des hommes politiques de la Troisième République dont ils font entendre les discours ; les petites portent les noms d’héroïnes de la Commune. Leur jeu introduit une oscillation constante entre diverses périodes historiques, et particulièrement entre le temps de la Commune et de sa répression et l’actualité des années 1970.
Les trois types de personnages et leurs interactions permettent ainsi d’interroger, au fil de la pièce, la notion d’incarnation, essentielle dans un jeu dramatique. Les auctoritates (professeurs, proviseur, ministre, hommes politiques contemporains de la Commune) sont les incarnations d’un ordre social qui masque son origine illégitime, la violence. Les femmes sont des personnifications de l’Histoire et du Mythe. Le destin tragique de Paladines le rapproche d’une incarnation christique, renforcée par ses liens avec Tolain-Satan. Les élèves des écoles sont transformés en comédiens le temps d’une fête et assument avec ironie les masques des fondateurs sanglants de la République, sans être entièrement dupes de cette comédie des apparences.

Pages : 1 2 3 4