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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Nouvelle Babylone : un essai d’écriture filmique de l’Histoire

le par Myriam Tsikounas

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Suggérer l’événement et son irréversibilité sans avoir besoin de le filmer

Kozintsev et Trauberg ne font pas que recréer par l’art un monde perdu. Ils arrivent, par la seule force du montage et de la dramaturgie, à exprimer l’irréversibilité de l’événement.
À la différence des autres réalisateurs des années 1910-1920, Abel Gance en France, Dimitri Buchowetzki en Allemagne, David Griffith aux États-Unis, ils ne filment pas l’histoire à grands renforts de chevaux et de figurants… mais se limitent à la suggérer, par des procédés essentiellement cinématographiques.
À l’acte II, ils parviennent, en entrelaçant simplement deux séries de plans, à passer de l’insouciance de la fête impériale au chaos de la débâcle. Le public ne verra jamais les combats franco-prussiens. Au contraire, au bal, un journaliste annonce que l’Empereur a été fait prisonnier à Sedan alors que le train qui doit emporter les troupes n’a pas encore quitté le quai de gare parisien. Les cinéastes expriment la défaite, uniquement en alternant des images du bal Mabille et des vues d’une charge prussienne et en accentuant le heurt plastique et rythmique entre les deux séries de plans. Des bourgeois âgés trinquent « au Paris repu » dans une vaste salle lumineuse et chaude. En parallèle, un petit groupe de cavaliers casqués et armés de lances trotte en cadence dans une nuit sombre et froideEn réalité un manège d’Odessa.. Pour donner l’impression d’une avancée menaçante, les plans consacrés aux Ulhans s’allongent graduellement et sont de plus en plus nombreux alors que les plans du bal se raccourcissent, se raréfient, et passent subrepticement du sublime au grotesque, jusqu’à l’obtention d’une « inquiétante étrangeté » : à une valse majestueuse succède un cancan de plus en plus endiablé, puis les tressautements d’un ivrogne ressemblant à Charlot, enfin la danse macabre d’un Pierrot livide qui perd sa couronne.

La FEKS arrive aussi à traduire le bouleversement opéré par la Commune en répétant deux fois, de part et d’autre de l’épisode du 18 mars, qui occupe tout l’acte IV, la même séquence mais en modifiant la durée des plans, le rythme et le jeu des comédiens.
Au début du film, trois plans longs de travailleurs exerçant des métiers différents, s’enchaînent. Des couturières lasses, la tête penchée sur leur ouvrage, besognent au ralenti (doc. 8). Des blanchisseuses suffoquent au-dessus de cuves dont s’échappe une forte vapeur (doc. 9). Des cordonniers frappent sans ardeur sur leur enclume… Juste après la proclamation de la Commune, les mêmes figurants reparaissent. Mais maintenant les couturières piquent à la machine en accéléré, en souriant et en énonçant – via des intertitres – les principales mesures prises par leurs mandataires (doc. 10), les blanchisseuses s’éclaboussent en savonnant vigoureusement leur linge et en se balançant sur elles-mêmes (doc. 11). L’un des cordonniers, le père de l’héroïne Louise, donne un coup de marteau qui, par trucage, déboulonne la colonne Vendôme.

(doc. 8) © coll. privée de M. Tsikounas

(doc. 9) © coll. privée de M. Tsikounas

(doc. 10) © coll. privée de M. Tsikounas

(doc. 11) © coll. privée de M. Tsikounas

Kozintsev et Trauberg signifient également le changement en dilatant par le montage l’instant prégnant. Juste après la première percée versaillaise, un couple, juché sur une barricade, joue avec les plombs d’un fusil. Le jeune homme reçoit une balle en plein cœur, son sourire se fige. Sa compagne continue de rire un instant, puis comprend. Son visage se pétrifie puis elle n’en finit pas de hurler et de faire signe de la tête que ce n’est pas possible. Le plan est, en effet, découpé et entrecroisé avec des images hétéroclites – soldats qui tirent, communeux qui ripostent, façade de la Nouvelle Babylone… – qui en diffèrent la fin et créent une tension insoutenable.

Pour marquer l’irréversibilité de la situation, faire comprendre au spectateur que les rapports sociaux qui étaient possibles au départ ne le sont plus à l’arrivée, les cinéastes procèdent autrement : ils jouent sur la construction globale du récit, bâti en deux parties égales qui se répondent en s’inversant. À y regarder attentivement, chacun des quatre actes qui composent la première moitié du film possède sa contre-réplique dans la seconde. La fin de l’acte IV est le pivot de l’œuvre. À Montmartre, le 18 mars au soir, après l’échec des femmes du peuple qui n’ont pas pu empêcher l’armée de prendre les canons de la Garde nationale, les deux camps antagonistes se séparent. La bourgeoisie part se réfugier à Versailles alors que le peuple marche sur l’Hôtel de ville pour se réapproprier le vieux Paris. Avant cet épisode, à l’acte II, le patron de la Nouvelle Babylone, qui avait invité sa vendeuse Louise au bal, lui susurrait : « J’ai soif d’amour Mademoiselle ! ». À l’acte VII, quand il revient dans Paris, l’homme jette à terre la jeune fille et lui verse le contenu de son verre au visage en morigénant : « Mademoiselle je vais vous montrer qui est le patron ! ». À l’acte III, le soldat paysan Jean trouvait refuge chez le père de Louise, un cordonnier qui lui offrait du pain et réparait ses souliers. À l’acte VI, sur une barricade, Jean tue le vieil homme qui lui avait donné l’hospitalité. Au début de l’acte IV, sur la butte Montmartre, les femmes du peuple servaient du lait aux soldats du 88e régiment de ligne. À l’acte VIII, les mêmes militaires creusent les tombes de leurs mères nourricières. Pour parler autrement, le vieux monde, qui était en représentation dans la première partie de l’œuvre a cessé de l’être dans la seconde. Perdant l’apparat théâtral derrière lequel il avançait masqué et qui faisait son charme, il est forcé de dévoiler l’oppression directe et hideuse.

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