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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Nouvelle Babylone : un essai d’écriture filmique de l’Histoire

le par Myriam Tsikounas

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Retrouver le passé par ses productions artistiques

Pour retrouver l’atmosphère, d’abord festive du Second Empire finissant, ensuite convulsive de la débâcle, les deux réalisateurs, leur chef opérateur – Andréi Moskvin – et leur décorateur – Evgueni Eneï –, se sont rendus à Paris en février 1928, avant de commencer le tournage Je me permets de renvoyer à la lettre que Leonid Trauberg m’a adressée en mai 1978 et qui a été partiellement publiée dans L’Avant-Scène du cinéma – « La Nouvelle Babylone », n°217, décembre 1978, p. 8.. Pour reconstituer le répertoire d’images qui circulait en France dans les années 1870, ils ont non seulement « arpenté les musées et les galeries qui exposaient les Impressionnistes » mais rassemblé toute une documentation sur Jacques Offenbach et acheté des séries de vieilles cartes postales, des numéros de L’Éclipse, de La Lune rousse et de L’Assiette au beurre L. Trauberg, Jacques Offenbach i drouzié, Isskoustvo, Moskva, 1987, p. 28 et suiv.. Pour restituer l’ambiance des cafés-concerts et des grands Boulevards, ils se sont essentiellement inspirés de Degas, Manet et Renoir. Le bal de l’acte II, avec ses becs de gaz échelonnés dans l’espace pour amortir la profondeur de champ, ses danseurs estompés au second plan et ses consommateurs nettement découpés au premier, ressemble au Moulin de la Galette (Auguste Renoir). Le patron du magasin Nouvelle Babylone, vêtu d’un costume noir et coiffé d’un gibus, a les traits de Monsieur Delaporte au Jardin des Tuileries (Édouard Manet). Sa vendeuse, qui le rejoint, croise les avant-bras sur sa robe sage comme La Jeune Fille sur le banc (Édouard Manet) (doc. 1, 2). Le couple triste qui, à côté d’elle, sirote des alcools semble sorti de L’Absinthe (Edgar Degas) (doc. 3). Sur la scène, la chanteuse a pris la pose de La Chanson du chien (Edgar Degas).

(doc. 1) © coll. privée de M. Tsikounas

 

(doc. 2) La Jeune Fille sur le banc, Édouard Manet

 

(doc. 3) L’Absinthe, Edgar Degas

Les plans des actes VI et VII, dévolus à la Semaine sanglante puis aux exécutions sommaires des communeux ont une toute autre tonalité. Manet est encore convoqué pour illustrer la première percée des Versaillais. Les soldats qui assaillent la barricade viennent s’immobiliser de dos, sur la gauche du cadre, pour imiter ceux de La Barricade et l’une des premières victimes, étendue sur le dos, le corps en oblique et la tête sur l’avant gauche, gît dans la même position que le mort de Guerre civile (doc. 4, 5). Ensuite, par contre, Eneï ne retraite plus que des toiles réalisées plus tardivement par des peintres favorables à la Commune. Sur la barricade, Louise, dépenaillée, a la même attitude et pousse le même cri muet que Louise Michel sur les barricades d’Alexandre Steinlen (1899). Les bourgeois revanchards croisent dans les rues Les Victimes de la Commune (1903) de l’artiste libertaire Maximilien Luce avant de lyncher un vieillard en le frappant de leurs cannes et en piquant son corps de leurs pointes d’ombrelles ou de parapluie comme dans Le Retour des Parisiens dans la capitale en juin 1871 (anonyme, non daté) En 1885, Zola avait décrit, lui aussi, une scène presque analogue dans Germinal et Eisenstein avait mis en scène le lynchage d’un porte-étendard dans Octobre, en 1928. (doc. 6).

(doc. 4) Guerre civile, Manet


(doc. 5) © coll. privée de M. Tsikounas


(doc. 6) © coll. privée de M. Tsikounas

Mais la FEKS fabrique aussi des images à partir de descriptions littéraires Voir L. Trauberg, lettre citée ainsi que Kogda zvëzdy byli molodymi (Quand les étoiles étaient jeunes), Iskousstvo, Moskva, 1976 et Svezect bytia (La Fraîcheur de la vie quotidienne), Kinocentr, Moskva, 1988.. Ainsi, à l’acte IV, durant leur partie de campagne sur les hauteurs de Versailles, les bourgeois s’amusent-ils à regarder à la jumelle de spectacle les batailles en cours (doc. 7), « traitant la guerre civile telle une plaisante distraction » comme dans La Guerre civile de France K. Marx, La Guerre civile en France, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 47. Les rayons de La Nouvelle Babylone sont pris d’assaut par « une foule brutale de convoitise »É. Zola, Au bonheur des dames, Fasquelle, Paris, 1883, chapitre I, p. 17 identique à celle du Bonheur des dames. Durant la Semaine sanglante, quand la capitale s’embrase, le soldat Jean, à l’instar du militaire prussien Otto de La Débâcle, « reste longtemps encore là-haut, immobile et mince, sanglé dans son uniforme, noyé de nuit, s’emplissant les yeux de la monstrueuse fête que lui donnait le spectacle de la Babylone en flammes »É. Zola, La Débâcle, G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1892, p. 607.

(doc. 7) © coll. privée de M. Tsikounas

Jules Vallès n’est pas oublié. À l’ouverture de l’acte V, un homme dépave une rue avec une barre de fer comme dans L’Insurgé. L’enfant qui joue les messagers est la copie conforme de « l’Écureuil »Personnage présent dans deux ouvrages de Jules Vallès, le roman L’Insurgé (Charpentier, Paris, 1886) et la pièce de théâtre La Commune de Paris (deux vol., 11 tableaux, Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, NAF 28124). et un jeune figurant est le sosie du colonel Lisbonne qui « a grimpé encore d’un cran, élevé son chapeau tyrolien et se tournant du côté des Versaillais, a crié “Vive la Commune“» J. Vallès, L’Insurgé, Charpentier, Paris, 1908, chap. 30, p. 313.

Si l’œuvre est muette, lors de la première, à Leningrad, un orchestre de quatorze musiciens, dirigé par le compositeur Dimitri Chostakovitch, accompagnait les images. Et cette symphonie contribue elle aussi à ressusciter la période. Sur les plans du bal, qui traversent les deux premiers actes, le « gai Paris » et l’« insouciant Paris » sont exprimés successivement par une valse de Johann Strauss, une polka et un galop emmenés par une trompette. Juste avant l’annonce de la défaite des troupes napoléoniennes, le cancan est dansé sur des airs, toujours plus accelerando, de La Vie parisienne d’Offenbach.
À l’acte V, quand les communeux croient à la victoire, des fragments de chants révolutionnaires français se succèdent, de La Carmagnole à Ça ira. Mais dès que les bourgeois contre-attaquent, les soldats-paysans, galvanisés par un député, entonnent La Marseillaise. À l’acte VII, durant l’assaut final, un élu du peuple joue au piano Le Temps des cerises, pour pouvoir promettre au spectateur, malgré l’échec : « Nous reviendrons encore ! ».

Mais la FEKS ne se borne pas à animer et sonoriser des tableaux ou des dessins de presse, elle parvient, paradoxalement, à reconstruire par des procédés cinématographiques qui n’existaient pas à l’époque, des courants et des formes artistiques de 1870.
Par l’éclairage, Moskvin réussit à faire percevoir la texture des matériaux et à créer, de plan en plan, des allitérations visuelles impressionnistes : les dentelles du grand magasin répondent à la mousse des cuves de la blanchisserie, aux jupons des danseuses de cancan, aux fanfreluches des demi-mondaines…
En utilisant des longues focales, réservées au portrait, le chef opérateur parvient aussi à amortir la profondeur de champ pour accentuer, comme chez Renoir ou Degas, le contraste entre le premier plan, net et statique, aux valeurs crues, et le fond du champ, animé et flou, à dominante argentée. Et cette technique, qui renforce les effets de superposition permet non seulement de traiter la fête bourgeoise du Second Empire en style impressionniste mais d’incruster sur le devant de la scène, comme extérieur à une action qu’ils ne comprennent pas, les personnages : la vendeuse Louise invitée au bal par son patron ; le soldat-paysan qui a opté pour le mauvais camp et derrière lequel Paris est mis à feu et à sang.
Concernant les acteurs, les numéros de music-hall auxquels ils se prêtent ne sont pas de simples attractions mais s’insèrent à l’action principale pour rendre l’événement palpable. Par exemple, au début de La Nouvelle Babylone, les clients du café-concert trinquent aux succès des troupes napoléoniennes. Sur scène, une actrice symbolisant la Prusse gît à terre, aux pieds d’une chanteuse France qui appelle l’allégorie de la Victoire, descendue d’un nuage de carton-pâte. Mais à la fin de l’acte II, quand un journaliste annonce aux bambocheurs la défaite de l’armée française à Sedan, aussitôt, sur les planches, la Prusse se relève joyeusement tandis que le rideau tombe sur la France vaincue.

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