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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Sur Place Thiers d’Yvon Birster (1970)

le par Marjorie Gaudemer

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Une dynamique militante, post-soixante-huitarde
Ces enseignements, combinés, donnent au texte un cachet, social et politique, subversif, tant ils renversent la vision des évènements et acteurs en lice qui dominait encore au début des années 1970. Ils induisent cette double thèse principale : la Commune de Paris a consisté en la défense de la République naissante, qui plus est en l’ébauche de sa réalisation démocratique. L’appropriation communiste de l’évènement s’en trouve confortée : la capitulation, le soulèvement, la guerre civile, mirent à nu la lutte des classes, et l’insurrection du peuple parisien figurerait, à ce titre, la première grande révolution sociale. « Notre combat est celui des prolétaires du monde entier. », clame l’envoyé de la Commune ; « une victoire du peuple serait une défaite pour la bonne société », confie Jules Favre dont la caricature (le ministre, grâce à un oignon, pleure le malheur du peuple parisien qu’il a lui-même provoqué en organisant la pénurie) dévoile par ailleurs l’hypocrisie bourgeoise (chap. 3). Enfin, dans le dernier chapitre, à Adolphe Thiers, archétype de la traîtresse et immonde bourgeoisie, la pièce oppose de façon très nette la figure héroïque de l’internationaliste Eugène Varlin, ce fils de paysans pauvres devenu ouvrier-relieur, ce « Jésus du socialisme », ce fédéré aussi probe que fidèle, lynché et fusillé par les ennemis du peuple (chap. 11). Mais, Yvon Birster, tout en confirmant Marx, inscrit surtout la Commune de Paris dans l’histoire républicaine, la réhabilite au regard de la genèse républicaine elle-même. L’histoire officielle a érigé le premier président de la Troisième République en père fondateur du régime français contemporain : cet homme politique acquit en effet, avec celle du sauveur de la patrie, l’image du protecteur de la République – la répression de la Commune, en ce sens, aurait finalement assurée la mise en place du régime contemporain. Mais le culte républicain, diffuseur de cette lecture imposée, est contesté : selon la pièce, Adolphe Thiers, massacreur du peuple parisien, a usurpé sa réputation aux communards, véritables bâtisseurs et champions de la République, grâce auxquels les tentatives de restauration monarchique échouèrent. Le personnage de Varlin annonce ainsi au cours de « la dernière parade » : « l’histoire finira par voir clair et dira que nous [les fédérés] avons sauvé la République ». Rétablir la Commune de Paris dans l’Histoire de France, en renversant le mythe d’Adolphe Thiers, telle est la grande rectification historique qu’avait amorcée Jules VallèsVoir l’épigraphe de cet article. et à laquelle procède l’action dramatique.
Le titre Place Thiers prend dès lors tout son sens. Dénonciateur, il recèle l’origine criminelle de la République bourgeoise – « La tragédie parisienne permettait l’installation de la république des notables, autour de ses places Thiers. »Y. Birster, « Avertissement », op. cit. –, et épingle l’aberration que constituent, en régime républicain, l’attribution à des lieux publics, le maintien au sein de la cité, du nom de cet usurpateur, massacreur des « héroïques Parisiens ». Avec le spectacle, toutes les « places Thiers » de France se retrouvaient ainsi clouées au piloriDans le journal Paris – Normandie (« Le Havre », n° du 21/01/1972, p. 3), le titre est ainsi lu par Nicole Hébert comme « une satire de la floraison de rues, places et salles qui honorent la mémoire de ce « monsieur » dont l’histoire n’a retenu que les actes glorieux »., et, au Havre, la création de la pièce rencontra, à ce titre, l’actualité municipale. En 1971, la mention, dans le chapitre 10, de l’inauguration de la « place Thiers » renvoyait en effet au projet de transformation de ladite place et à ses répercussions : avec le creusement d’un parking, une polémique fut déclenchée sur l’opportunité de renommer la place. Il demeurera sans doute très difficile d’établir dans quelle mesure le spectacle contribua alors, sinon à provoquer un scandale près des rues et places Thiers où il fut joué, du moins à alimenter et trancher le débat havrais. Quoi qu’il en soit, l’opprobre fut en partie lavé : la plaque de Thiers fut décrochée.

(doc. 16) Rue Thiers, dans le 16e arrondissement de Paris, 2012


(doc. 17) rue Thiers, à Angers, renommée, à l’occasion d’une manifestation de l’association Les Amis de la Commune de Paris, rue Gustave Lefrançois, du nom d’un des dirigeants de la Commune de Paris

Certes alors, au Havre pourtant administré par les communistesLe maire du Havre était, de 1965 à 1971, René Cance, auquel succéda André Duromea, lui aussi membre du P.C.F., on n’alla pas, comme à Calais par exemple, jusqu’à renommer l’espace public « Commune de Paris » – l’emplacement fut rebaptisé René Coty, du nom d’un Président d’origine havraise – ; mais, même si ses créateurs se seraient sans doute enorgueillis de cette réparation symbolique officielle, l’ambition politique du spectacle, d’après la pièce, outrepassait très certainement l’obtention du retrait ou de la substitution toponymique. En effet, le texte fut écrit deux ans après Mai 68, et la représentation méliorative effectuée par Yvon Birster, ce jeune professeur, syndicaliste de gauche et proche du P.C.F., solidaire des étudiants en lutte, procédait visiblement d’un projet militant très clair : encourager la poursuite et le développement, malgré les échecs enregistrés, des luttes révolutionnairesÀ la toute fin de la pièce (chap. 10), Amanda se félicite ainsi de la création du parti ouvrier et de la relance consécutive, après la répression de la Commune, du mouvement ouvrier et socialiste français.. Mai 68 réactiva l’exemplarité de la Commune de Paris – à l’époque, tandis que les ouvriers se référèrent principalement au Front populaire, la jeunesse citait, dessinait, chantait la Commune –, et rétablir la vérité historique sus-décrite, la diffuser artistiquement, répondait sans doute à un enjeu spécifiquement post-soixante-huitard : en réintégrant la Commune de Paris dans l’histoire de la République française, l’évènement acquérait une légitimité qui profitait, par ricochet, aux révolutions sociales qui lui avaient succédé tout en conférant au présent, ainsi dessillé, la mission politique de protéger et parachever la république, en la rendant sociale. La réhabilitation républicaine de la Commune de 1871, opérée par la pièce, dotait les luttes révolutionnaires contemporaines d’un crédit et d’une aura supérieurs. En ce sens, le projet de la pièce, en 1971, peut apparaître le suivant : affirmer, en même temps que la continuité des combats, la survivance de l’utopie sociale, après Mai 68 comme après mai 1871, à l’orée de ces années 1970 plus tard érigées en âge d’or des luttes sociales ; en outre, rallier davantage à la révolution sous la bannière républicaine, afin d’assurer l’avènement d’une société véritablement démocratique.
Mai 68 occupe, de toute évidence, l’arrière-plan de la pièce. Le langage de Charles-François, le parcours d’Amanda, le nom même de Lajoie, la confrontation des personnages à la presse et aux forces de l’ordre, jusqu’à la peur du « rouge », sont autant d’allusions ou évocations du contexte de revendication, de contestation et d’affrontement, des années 1960 et 1970 : le gauchisme, l’émancipation féminine, l’esprit de fête, la critique de l’ORTF (perçue comme le relais de la propagande officielle), l’opposition aux CRS, la diabolisation des meneurs étudiants… Et ce jeu analogique, qui contrarie quelque peu l’ancrage historique, permet de pousser plus loin la perception de la pièce. Il peut inciter, en effet, à rapprocher Adolphe Thiers et Charles de Gaulle : le « libérateur du territoire » de 1871, « Maréchal-Président » défenseur de l’« ordre moral », père de la IIIe République, d’un côté, et cet autre fameux libérateur du pays, général-président fondateur de la Ve République, de l’autre. Ce parallèle, très dépréciatif pour Charles De Gaulle, ramène alors le lecteur à la crise politique qu’occasionna également Mai 68, à la critique de l’exercice personnel et de la pratique autoritaire du pouvoir – contre lesquels s’étaient eux-mêmes soulevés les fédérés de 1871. Aujourd’hui, Yvon Birster, interrogé sur cette interprétation de son œuvre, rejette catégoriquement la comparaison : jamais souhaitée, celle-ci n’aurait d’ailleurs jamais été effectuée ou discutée après les représentations. Pourtant, Émile Copferman, dans sa critique du spectacle, écrit, à propos de la controverse autour de la place Thiers du Havre :

[…] d’infatigables activistes havrais réclament la débaptisation du carrefour qui deviendrait, naturellement, Général de Gaulle et les arguments, paraît-il, valent dans un sens comme dans l’autre. De Gaulle c’est notre – leur ? – Thiers, le Thiers des temps modernes, à quoi rétorquent les autres, si la chose est vraie, à quoi bon un bon Thiers vaut mieux, etc.É. Copferman, « Une Chronique vivante de la Commune », Les Lettres françaises

Quoi qu’il en soit, on persiste à se demander, à une époque où le débat sur l’établissement d’une VIe République regagne l’actualité, si la pièce, compte tenu de son contexte d’écriture et de création scénique, et parce qu’elle défend clairement la démocratie politique, n’induisait pas, y compris involontairement, la remise en cause de la Constitution de 1958, de l’établissement consécutif de la République gaullienne, assimilée à une « monarchie républicaine »…

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