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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Sur Place Thiers d’Yvon Birster (1970)

le par Marjorie Gaudemer

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Une pièce de tréteau documentaire, d’approfondissement historique

(doc. 4) Affiche du spectacle @ coll. privée d’Y. Birster

 

(doc. 5) Dispositif scénique – source : http://www.guittier.free.fr/


Yvon Birster a longtemps vécu au Havre, et cette grande ville portuaire imprègne l’œuvre. En 1970, celle-ci fut commandée par la Maison de la Culture du Havre pour être montée par Bernard Mounier (le directeur de l’établissement) avec une petite compagnie locale – le Théâtre de la SalamandreVoir M. Raskine, « La Salamandre du Havre », Travail théâtral, n°9, 10-12/1972, p. 123-125. Grâce à la fabrication d’un spectacle mobile, la pièce, avant de parcourir la France (elle sera jouée à Amiens, Rennes, Dieppe, Avignon…), fut représentée au Havre et dans ses alentours : à l’Hôtel de ville (du 8 au 17 octobre 1870, dans un petit espace aménagé de 150 places, en complément de l’exposition « Du Second Empire à la Commune de Paris » organisée par les Archives municipales), dans de petites salles communales, des lieux associatifs, des usines en grève, etc. Foyer de la vie de cette œuvre, Le Havre, qui plus est, en constitue le principal cadre fictionnel. L’action se déroule surtout à Graville (dans une salle de classe, une chambre), une petite commune aujourd’hui devenue un quartier du Havre, et au Havre-même (sur les quais ou la place Louis XVI). Deux protagonistes sont des autochtones (Amanda et La Marraine), deux autres (Charles-François et Lajoie) séjournent dans la région, et quelques épisodes évoquent le passé social, économique, politique, culturel du Havre : dans le chapitre 6, notamment, les listes républicaines concurrentes, les arrestations d’ouvriers, le rapatriement de prisonniers des Prussiens (pour grossir l’armée versaillaise), le programme du théâtre, sont authentiques.


(doc. 6) Programme du spectacle, page intérieure (gauche) @ coll. privée d’Y. Bister

 

(doc. 6) Programme du spectacle, page intérieure (droite) @ coll. privée d’Y. Birster


Mais, si elle répond ainsi, inscrite au cœur de la décentralisation théâtraleLa Maison de la culture du Havre où la pièce fut mise en scène inaugura d’ailleurs, en 1961, ce type d’établissements culturels en France., à un rêve d’art populaire régional, allant à la rencontre de la population (le « non-public » du Havre et des environs) pour lui parler d’elle-même en mêlant « les chants, les rires et l’émotion » – « dans la plus pure tradition du théâtre populaire » –« Sur Place Thiers », Humanité – Dimanche, n° du 08/11/1970, cette œuvre n’est pas pour autant régionaliste, loin de là. La représentation locale, en effet, est métonymique : nonobstant le relevé de particularités (notamment, selon l’auteur, le républicanisme du conseil municipal du Havre), elle vaut pour la province. En ce sens, Yvon Birster s’est inspiré, pour croquer le parcours d’Amanda (cette « fille de province » qui devient « la femme de Paris » puis « de la Commune »), de sa propre généalogie lorraine : son arrière grand-tante était bonne dans un château, sa mère, toute jeune, travailla aux pièces dans une fonderie, sa propre marraine partit par ambition à ParisL’auteur a ainsi introduit des éléments d’une histoire familiale postérieure à la Commune de Paris, mais l’anachronisme demeure imperceptible.. De plus, l’auteur avait prévu, pour la tournée du spectacle hors de la région, l’adaptation de répliques à l’histoire des villes accueillantesL’auteur avait ainsi modifié quelques répliques du chapitre 4 en vue des représentations à Dieppe et à Amiens, comme en témoigne cette note manuscrite, destinée aux acteurs :
« Charles-François – L’internationale n’est plus qu’une idée en province, mais cette idée à elle-seule est encore capable d’ébranler l’Europe. Un de nos hommes est parti pour Dieppe. Ces ouvriers-horlogers de Saint-Nicolas d’Aliermont s’organisent, malgré les Prussiens. Comme à Amiens, ils proclameront la Commune.
La Marraine – Ces Prussiens ont rétabli l’ordre à Amiens.
Charles-François – Si seulement nous avions en province, le levier qui a soulevé Paris ! ».
– pour la reprise de la pièce à Bordeaux, une troupe ajustera d’ailleurs elle-même la situation fictionnelle à la réalité localeD’après une lettre adressée par le metteur en scène Guy Suire à l’auteur, l’école de Lormont remplace celle de Graville, les quais de Bordeaux ceux du Havre, sans que le texte soit pour autant davantage modifié.. En fait, les « temps de la Commune de Paris » sont le principal sujet de la pièce : la chronologie des faits ayant secoué le pays est rapportée, depuis la déclaration de la guerre à la Prusse (en juillet 1870) (chap. 3) jusqu’à la Semaine sanglante (en mai 1871) (chap. 9) puis les lois d’amnistie (en 1879-1880) (chap. 10). Mais, comme l’indique la suite du sous-titre, ces évènements sont « vus de province » : relatés, ils demeurent, du point de vue de l’action proprement dite, en retrait. De la sorte, cet ensemble territorial, excluant Paris et figuré par Le Havre, s’offre comme un point de vue décentré, l’angle insolite à travers lequel, dans la pièce, le fait capital – l’insurrection du peuple parisien – se retrouve (ré)examiné.
Ainsi, dans la pensée d’Yvon Birster, les éléments de la vie personnelle, familiale, communaleLes situations et faits que tire Y. Birster de l’actualité havraise de l’époque sont, par exemple : le rapatriement de prisonniers français des Prussiens, la concurrence des listes républicaines, le reniement par la bourgeoisie républicaine de la recherche de la conciliation., pris comme documents, permettent de comprendre, de l’intérieur, la grande histoire. Avec l’incursion de ce « troisième personnage »Y. Birster, « Avertissement », dans Place Thiers, PJO, 1971, p. 5 (la province), la pièce, échafaudée grâce aux recherches de Gaston Legoy (directeur de l’exposition dont « quelques gros plans sur la ville du Havre précis[aient] les retentissements de la Commune sur un plan local »É. Rappoport, « Gros plan sur la Commune au Havre », L’Humanité, n° du 14/10/1970 – Gaston Legoy était un historien régionaliste, spécialiste notamment du mouvement ouvrier.), enrichie par la propre investigation de son auteur, apporte à la saisie des évènements de portée nationale, l’éclairage de l’histoire locale. Les tracts, journaux, rapports de police, brochures, conservés par les archives ou la bibliothèque municipales, rejoignent, dans l’édition et sur scèneDes documents d’archives sont intégrés au spectacle : par exemple, l’appel « Au peuple de Paris » des délégués des vingt arrondissements de Paris est affiché en fond de scène, les deux listes républicaines, concurrentes aux élections municipales havraises, sont distribuées au public., les affiches, dépêches, photographies de la Commune de Paris illustrant des ouvrages historiques… Et cette somme documentaire, si elle révèle en partie Le Havre de 1871, renseigne surtout sur la confrontation nodale de Versailles et de Paris, sur la nature, les enjeux, l’issue, le sens général de cette confrontation, symbolisée, dans le chapitre 7, par le face-à-face entre Thiers et l’Assemblée, d’un côté, la Commune, le soldat et le garde national, de l’autre.

(doc. 7) Affichage de la déclaration « Au peuple de Paris », chap. 3 – source : http://www.guittier.free.fr/

 

(doc. 8) Distribution au public des listes républicaines concurrentes aux élections municipales d’avril 1871, chap. 6 – source : http://www.guittier.free.fr/

Transparaît alors « une autre histoire de la Commune »N. L., « Place Thiers, chronique de la Commune de Paris », Havre libre, n° du 09/10/1970 – tout à fait distincte des récits habituels des manuels scolaires –, et le vecteur des enseignements tirés du recoupement est la théâtralité. L’esthétique du tréteauL’expression minimale de cette esthétique apparaît dans l’emploi de tréteaux et de toiles de fond (chargées d’indiquer un lieu ou, de façon symbolique, une action), dans l’exposition des coulisses, les changements à vue, la mise en scène du Régisseur. Voir doc. 5., si elle colore et dynamise le récit, sert en effet, en même temps que l’intégration scénique de documents d’archives (doc. 7, 8), la fabrication d’images animées très expressives, de séquences théâtrales parlantes et percutantes, traduisant avec éloquence l’interprétation critique retenue ou produite par l’auteur lui-même. En ce sens, la fable précédente montre le mélange, effectué par Yvon Birster, des genres prisés à la fin du XIXe siècle que sont le café-concert, la revue, le drame réaliste et le mélodrame ; toutefois, les formes populaires, issues ou proches de la foire, que l’espace-tréteau de la pièce intègre, sont bien plus variées : la parade (chap. 5, 6, 10) y côtoie, outre la chanson (chap. 3, 7, 8, 9) (doc. 11), le panneau à trous (chap. 1) (doc. 9), la caricature (chap. 3), le théâtre d’ombres (chap. 3), la farce (chap. 6 et 7), la marionnette (chap. 7) (doc. 12), le diaporama (chap. 9)Les scènes correspondantes sont, respectivement : la vision onirique de Napoléon III (chap. 1), l’apparition de Trochu et Favre (chap. 3), l’invasion prussienne (chap. 3) (doc. 10), la fuite des bourgeois (chap. 6 et 7), l’agitation par Thiers du spectre rouge (chap. 7), la traversée de la Semaine sanglante (via la projection commentée de diapositives de gravures et clichés de l’époque) (chap. 9) (doc. 13)..


(doc. 9) Le panneau à trous, chap. 1 – source : http://www.guittier.free.fr/


(doc. 10) Le théâtre d’ombres, chap. 3 – source : http://www.guittier.free.fr/

 


(doc. 11) La chanson, chap. 9 – source : http://www.guittier.free.fr/


(doc. 12) La marionnette, chap. 7 – source : http://www.guittier.free.fr/


(doc. 13) Le diaporama, chap. 9 – source : http://www.guittier.free.fr/


Mais, pour cette transmission, le procédé du « théâtre dans le théâtre » s’avère surtout exploité (chap. 7 et 11), et très originale, quant à elle, l’appropriation de deux dessins de la presse satirique (anti-communarde) de l’époque : La République de Milo d’Honoré Daumier (doc. 14) et Le Spectre rouge d’Alfred Le Petit (doc. 15), parus respectivement dans Le Charivari en août 1871 et dans Le Grelot en novembre 1872. Yvon Birster, en s’appuyant par ailleurs sur le livre illustré d’Armand Dayot, critique et historien d’art français (1851-1934), intitulé L’Invasion, Le Siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du tempsCet ouvrage, paru en 1901, a été réédité, en 2003, par Tristan Mage., a puisé, pour restituer un évènement et une de ses lectures, dans le large éventail des documents historiques disponibles, qu’ils soient administratifs, journalistiques ou même artistiques.

(doc. 14) La République de Milo, Honoré Daumier, 1871

 

(doc. 15) Le Spectre rouge, Alfred Le Petit, 1872

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