L’Esprit communard dans La Saignée, de Lucien Descaves et Fernand Nozière (1913)
le par Nathalie Coutelet
Thèmes politiques et sociaux de La Saignée
Lucien Descaves, répondant à l’« Enquête sur la question sociale au théâtre » lancée par La Revue d’art dramatique, en 1898, nuançait la possibilité pour les auteurs d’évoquer réellement les problèmes sociaux, à cause de la censure, tout en s’en félicitant car « c’est peut-être quand la révolution sera impossible au théâtre qu’elle deviendra réalisable dans la rue »« Enquête sur la question sociale au théâtre », dans La Revue d’art dramatique, février 1898. Eugène Morel, en analysant la pièce censurée de Descaves, La Cage, concluait quant à lui sur la nécessité, pour le théâtre, de traiter la question sociale. Lorsque La Saignée est créée, la censure n’est plus active et Descaves peut davantage qu’auparavant développer des thèmes politiques et sociaux, car il déplore que le théâtre soit « une tour du haut de laquelle Sœur Anne ne voit rien venir, hormis des auteurs gais réchauffant l’adultère sur de vieux fourneaux » Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 187 – L’interdiction des représentations pour cause de troubles à l’ordre public peut encore survenir, mais la censure n’est pas aussi radicale après 1906..
Le personnage de Mulard, « qui attend tout de la République que l’on vient de proclamer »Edmond Stoullig, « La Semaine théâtrale », op. cit. Il est possible que le personnage de Mulard doive beaucoup à l’amitié de Descaves pour Lefrançais, de même qu’aux communards rencontrés, « honnêtes gens, sincères, désintéressés ». Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 178. à l’acte I, « nourri des doctrines de 1848, ennemi du Second Empire, républicain ardent »Jean Thouvenin, « Causerie théâtrale », dans Les Annales politiques et littéraires, n°1581, 12 octobre 1913, « incarne le faubourg Saint-Antoine dont l’Empire se défiait et sur lequel la République fondait ses meilleures espérances »« Revue dramatique », dans La Nouvelle Revue, septembre-octobre 1913, série 4, tome 9. Il entre donc dans la Commune avec le même esprit, les mêmes convictions politiques, refusant ce qu’il nomme « la honte de ce gouvernement de trahison » (II, 3). Comme pour contrer les objections qu’on pourrait faire sur sa participation aux combats communards et aux exactions qui ont été reprochées, il annonce « Je sortirai de la Commune comme j’y suis entré : les mains nettes !… » (IV, 8).
Mulard est un personnage attachant, qui recueille les faveurs de la critique, peut-être aussi en raison de l’interprétation de Jean Kemm, unanimement salué pour sa création« J’ai beaucoup apprécié Jean Kemm, excellent acteur de drame, dans le personnage de Mulard, l’honnête ouvrier, brave homme, s’il en fût » (Félix Duquesnel, op. cit.). L’interprétation est l’une des rares concessions que Duquesnel fait à la pièce.. Cet ouvrier simple, ferme dans ses convictions républicaines, honnête et droit, se donne comme un contrepoint aux figures d’ouvriers alcooliques, dépravés et imprévoyants qui peuplent les intrigues et les discours de l’époqueCependant, un théâtre dit « social » présente, de même que certains ouvrages naturalistes, des personnages intègres, qui se battent pour l’amélioration de la société. Voir L’Ouvrier au théâtre, Cahiers Théâtre Louvain, Louvain-la-Neuve, n° 58-59, 1987.. Il incarne la fierté et le patriotisme du peuple parisien modeste.
Charles Bécherel, le jeune ouvrier, évoque les horreurs de la guerre, toutes les souffrances de la masse de soldats envoyée à la mort. En dépit de cette expérience traumatisante, il conclut : « Marcher contre les Pruscos, ça va ! mais contre les Parisiens, moi, Parisien, ah ! pas de pruneaux ! des nèfles ! » (IV, 9). Lui qui a résisté à l’ennemi, vaincu la peur et survécu aux combats meurtriers, ne peut accepter de lutter contre ses compatriotes. Il devient déserteur en refusant de rejoindre les rangs de l’armée régulière, aux côtés des Versaillais, pour gagner les rangs des communards. Pour cette raison, il est fusillé par les Versaillais à l’acte V, sans renier son attachement aux idées de la Commune.
Ce que défendent ces deux personnages, à travers leur engagement communard, c’est bien sûr le refus de livrer Paris aux Prussiens, mais encore une certaine idée de la République. Lorsque le père Gachette, qui n’a plus de travail, souffre de la faim et ne peut plus payer son logement, Mulard le recueille, lui offre le gîte et le couvert. La solidarité populaire, magnifiée ici, ne peut et ne doit toutefois remplacer la justice sociale : les premières mesures de la Commune concernent notamment la remise des loyers non payés d’octobre 1870 à avril 1871, la suspension des ventes d’objets déposés au Mont-de-Piété, la suspension des poursuites concernant les échéances pour le règlement des dettes et échéances, ou encore le versement de pension aux blessés, veuves et orphelins, la réquisition des logements vacants au profit des sinistrés des bombardements prussiens et versaillais, les ventes publiques de pommes de terre et la création de boucheries municipales, la distribution de repas et de bons de pain. Sans être explicitement nommées dans la pièce, ces dispositions prises par la Commune trouvent un écho dans la description de la misère subie par certains personnages, comme le père Gachette ou Antonine.
Cette dernière, giletière de son état, « gagne son existence, tant bien que mal, plutôt mal que bien […], mais les privations l’amènent bientôt à l’hôpital »Sales, « La Semaine dramatique », op. cit.. C’est d’autant plus injuste qu’au même acte, les Duprat, famille bourgeoise rappelons-le, n’ont d’autre préoccupation que de composer un repas de fête pour leurs invités du 1er janvier 1871, même si le père souligne « Plaignons plutôt les pauvres gens » (II, 3) et annonce que des coupes de bois ont été ordonnées, dans les bois de Boulogne et de Vincennes, afin que les plus pauvres puissent se chaufferToutes les mesures prises par la Commune afin de lutter contre la pauvreté ne figurent pas dans la pièce, qui les symbolise par cette évocation du problème de chauffage., et conclut : « On a raison, le siège a déjà fait trop de victimes parmi les vieillards et les enfants. Il ne faut pas penser qu’à soi ». La pauvreté accrue par le siège est incriminée, mais les inégalités sociales sont sensibles à travers les différentes conditions des personnages, pour lesquels la situation n’est pas identique. La presse ne s’y trompe pas et relève, comme Maurice Boissard :
Vraiment, cela fait plaisir de voir sur la scène des gens vrais, pareils à ceux que nous rencontrons dehors, et qui parlent un langage également vrai, pareil à celui que nous entendons chaque jour. Ce sont des ouvriers, il est vrai, des gens du peuple. Nous sommes ici en plein populaire. Mais que diable ! il n’y a pas au monde, que je sache, que les marquis et les comtesses de M. Paul Hervieu, que les cosmopolites plus ou moins tarés de M. Bernstein, que les esthètes du sentiment de M. Henry Bataille ou les héros du lit de M. Porto-Riche. Il y a le peuple aussi, et les gens comme vous et moi. Maurice Boissard, « Théâtre », dans Mercure de France, n°393, 1er novembre 1913. Tous ces dramaturges, d’origine bourgeoise, ont en effet une écriture théâtrale très éloignée du style de Descaves. Paul Hervieu, familier des salons, s’intéresse aux conventions sociales et à la psychologie mondaine et sa pièce Bagatelle est jouée en 1912 à la Comédie-Française. Henry Bataille connaît le succès dans les théâtres parisiens avec ses critiques des mœurs bourgeoises, comme dans Le Phalène, qui vient d’être joué au Vaudeville en 1913. Henry Bernstein est célèbre pour ses études des ravages de l’argent et de la décadence morale, comme dans Le Secret (1913). Georges de Porto-Riche, l’auteur d’Amoureuse, pièce créée en 1891 par Réjane, se distingue pour avoir mis en scène la sexualité, les conflits amoureux de la bourgeoisie.
La comparaison avec ce florilège d’auteurs dramatiques à succès, contemporains de Descaves, est destinée à souligner la déficience de personnages issus du peuple dans le paysage théâtral de l’époque. L’acte V comporte un dialogue entre Jalin, auteur dramatique, et Simon, deux Versaillais qui attendent la fin de la Commune, dont Jalin entend s’inspirer pour composer sa prochaine œuvre. Simon lui fait alors remarquer : « Vous sentez très bien ce que le public va demander pendant quelques années : des sentiments élevés, de l’héroïsme dans le recueillement. La note à payer est salée… Vous allez dorer la pilule, pour la rendre moins amère » (V, 2).
Comment ne pas interpréter cette réplique comme une attaque de Descaves contre les auteurs dont les pièces reposent sur des futilités ? Alors que Charles va être bientôt exécuté, que Mulard va être déporté, ces bourgeois ne s’intéressent qu’à la fortune et à la gloire, qu’ils comptent bâtir sur les infortunes populaires. Que dire de Mlle Lepetit, actrice, qui ne craint qu’une chose : l’incendie de la Comédie-Française ? Le journaliste de La Barricade profite d’ailleurs de son compte-rendu pour attaquer « certains mercantis littéraires » qui « tiennent surtout à leur coffre-fort, à leurs privilèges idiots, à leur vie large » Gabriel, « Boycottage littéraire », dans La Barricade, n°17, 22 octobre 1913 – Il souligne notamment la protestation d’hommes de lettres contre l’érection du buste de Jules Vallès au Puy, sa ville natale, en 1913..
Ici, les personnages bourgeois, qui ne sont pas tous foncièrement mauvais, semblent incapables de percevoir et de comprendre la détresse des plus démunis. Renée, ainsi, a un train de vie bourgeois, alors qu’elle est issue du peuple, parce qu’elle est la maîtresse du colonel d’Anthenay. Elle tente de venir en aide à Antonine pour sauver Charles – non pas mort à Bazeilles comme Francœur l’avait annoncé, mais actif communard. Mme Duprat, malgré la demande pressante de son fils Raymond, refuse de venir en aide à Antonine en lui donnant du travail ; Raymond lui fait remarquer qu’elle a « donné son obole à l’Œuvre du Travail des femmes » et qu’il vaudrait mieux « en secourir une directement » (II, 5). La contradiction entre la charité, devoir d’une bourgeoise respectable, et la solidarité sociale, est mise en exergue. Les personnages ne sont pas manichéens, le camp des Versaillais présente des membres dotés de compassion – compassion qui ne peut toutefois surpasser leur besoin de sécurité.
Mulard, en dépit de ses convictions républicaines et de son engagement communard, possède un sens moral plus proche des valeurs versaillaises, en un sens, puisqu’il refuse sa pitié, à l’instar de Mme Duprat, aux filles qui ont fauté : Irma, sa propre fille Antonine ou Mlle Lepetit qu’il traite de « Salope » (V, 7). Lorsque la colère gronde à Montmartre, le patron du restaurant Le Rocher Suisse, Lurot, s’inquiète de la réaction des Parisiens à l’enlèvement des canons ; Barsac lui répond : « T’es patron, tu peux pas comprendre » (III, 1). La fracture entre les classes est patente, la lutte, inévitable. Antonine, un instant tentée par la perspective d’une vie tranquille, auprès de l’étudiant en médecine Raymond Duprat, va finalement choisir Charles, le fédéré : « elle s’est solidarisée avec ceux de sa race et de sa condition »Jean Thouvenin, op. cit., car « née dans le peuple, elle revient au peuple pour payer son tribut à la cause sacrée »« Revue dramatique », dans La Nouvelle Revue, op. cit..
Le déterminisme social, vulgarisé par les études scientifiques de l’époqueLes travaux d’Émile Durkheim, dès la fin du XIXe siècle, démontrent le primat du social. Le darwinisme social, à l’époque de la création de La Saignée, est en plein essor, mais critiquée par Kropotkine, qui oppose à cette pensée de la « sélection naturelle », le système de l’entraide., explique ici l’impossibilité pour Antonine de se tourner vers le confort bourgeois que représente Raymond, pour préférer la lutte sur les barricades. Politiquement, il s’agit plutôt de la lutte des classes et de la montée des revendications des franges populaires. Le basculement d’Antonine survient au moment où Raymond, chargé par sa mère, réfugiée à Versailles, de vérifier que leur appartement parisien n’a pas été vandalisé et pillé, explique : « Elle dit qu’avec ces gens-là il faut s’attendre à tout » (IV, 6). L’expression méprisante « ces gens-là », dont elle se rappelle faire partie, est la première alerte pour la jeune héroïne, progressivement consciente que « son sang de faubourienne »Eugène Héros, « Nouvelles théâtrales », dans La Lanterne, n°13313, 3 octobre 1913 ne peut que l’éloigner du futur médecin.
La place des femmes, l’un des thèmes privilégiés de la Commune, que l’on connaît notamment à travers Louise Michel, constitue l’un des questionnements suscités par la pièce. Lucien Descaves a milité pour le droit des femmesDescaves est membre du Comité central de la Ligue Française pour le droit des femmes, fondé en 1870 par Léon Richer. Voir Henri Capitant, Le Meilleur Régime matrimonial. Communauté ou séparation de biens, discours prononcé par M. Henri Capitant, professeur à la faculté de droit de Paris, au Congrès de la Ligue pour le droit des femmes, tenu à Paris, le 2 novembre 1924, 1925. et l’égalité dans le mariageDescaves fait partie du Comité de réforme du mariage, qui propose la facilitation du divorce et la stricte égalité homme-femme. Voir Comité de réforme du mariage, La Réforme du mariage. Exposé des motifs et projet de loi, Marchal et Billard, Paris, 1906, p. 6. Font aussi partie de ce comité Octave Mirbeau, Paul Adam, Henri Bataille, Jules Renard et Victor Margueritte, entre autres.. Son implication en faveur de la cause féminine se traduit dans La Saignée par la participation des Montmartroises à l’insurrection, à l’acte III, que Marion, la Versaillaise, traite de « Pétroleuses » (V, 7), ces mêmes femmes actives aux combats qu’Antonine appelle à son secours après le meurtre de Charles : « Hardi les pétroleuses ! » (V, 9). Allusion claire aux femmes accusées d’avoir incendié l’Hôtel de ville et d’autres bâtiments, au moment de l’entrée des Versaillais dans Paris, mais plus généralement au rôle des femmes dans la Commune, qui ont organisé une Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés.
L’engagement de Descaves en faveur d’une réforme du mariage est perceptible dans la plaidoirie en faveur de l’union libre, menée successivement par Raymond puis par son père. En effet, Duprat, à l’acte II, tente de convaincre Mulard que le gouvernement de Défense nationale est « mal inspiré en bornant sa sollicitude aux femmes mariées » et qu’il faudrait « étendre notre assistance aux unions libres » (II, 8). Thème libertaire par excellence, l’union libre a déjà été évoquée par Descaves dans la pièce écrite en collaboration avec Maurice Donnay, La ClairièreSur cette pièce et sur les convictions anarchistes de Descaves, voir Nathalie Coutelet, « La Pensée libertaire de Lucien Descaves », dans Les Cahiers naturalistes, n°84, 2010, p. 103-117.. La Commune va reconnaître l’union libre et verser une pension aux veuves de fédérés, mariées ou non, ainsi qu’aux enfants, légitimes ou naturels. Plusieurs femmes non mariées sont évoquées dans la pièce, comme Irma, sœur de Francœur, Renée et Antonine, enceinte de son fiancé, puis maîtresse de Raymond.
Les revendications politiques et sociales se font jour dans La Saignée, appuyées par le contexte historique communard, et Adolphe Aderer conclut son article en souhaitant que ces événements puissent « servir d’enseignement à ceux qui ne les ont pas vus »Adolphe Aderer, « Premières Représentations », das Le Petit Parisien, n°13488, 3 octobre 1913. La pièce possède donc bien une portée didactique, à tout le moins. Elle présente aussi une facture proche du mélodrame, avec le personnage d’Antonine notamment, les rebondissements plus ou moins attendus et l’inévitable triangle amoureux.