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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Commune « marouflée » dans Paris : d’Ernest Pignon-Ernest à Raspouteam (1971, 2011)

le par Audrey Olivetti

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Le gisant d’Ernest Pignon-Ernest et la Commune revivifiée par Raspouteam : généalogie et naissance de leur projet

L’entretien commence donc et les deux jeunes hommes de Raspouteam se présentent encouragés par la curiosité d’Ernest Pignon-Ernest à savoir qui se cachent derrière ce nom énigmatique…

Ils nous expliquent le projet qu’ils ont réalisé en 2010 intitulé « Désordres publics » et dont est issu celui sur la Commune. L’idée consistait à recenser une vingtaine d’événements historiques en rapport avec les luttes politiques et sociales qui ont eu lieu à Paris depuis la fin du XIXe jusqu’à nos jours. Une véritable cartographie des lieux de ces luttes fut ainsi élaborée à l’aide de céramiques collées dans les lieux choisis au préalable et où était apposé un QR-codeLe code QR est un type de code-barres constitué de modules noirs disposés dans un carré à fond blanc. En anglais, QR est l’abréviation de Quick Response, signifiant que le contenu du code peut être décodé rapidement. Destiné à être lu par un lecteur de code-barres, un smartphone, ou encore une webcam, il permet de stocker plus d’informations qu’un code à barres classique ainsi que des données directement reconnues par des applications, permettant ainsi, par exemple, d’accéder directement et rapidement à un site Internet. permettant de se connecter rapidement sur un site Internet. La technologie des QR-code, réservée jusque-là aux institutions et aux entreprises, est « détournée » au service de leur projet, instituant un lien différent entre la rue et Internet, un lien qui ne soit pas publicitaire ou informationnel, un lien qui crée une « passerelle » entre leur pratique du street art et la toile, cet immense univers où le savoir peut être librement échangé. Des céramiques apposées sur un trottoir ou au-dessus d’une porte. Des événements ou des personnalités qui ont marqué le paysage urbain parisien. Une traversée du siècle, à travers des actes d’action directe, des manifestations réprimées, des hommes tués par la police. On y retrouve, entre autres, la Commune (1871), l’assassinat de Vaillant (1893), celui de Jaurès (1914), le faussaire Kaminsky (1944), la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961, les manifestations réprimées de mai 1968 ou encore l’assassinat d’Ibrahim Ali par un membre du Front national (1995) et les émeutes de 2005 après la mort de Zied Benna et Bouna Traoré. Ainsi, s’esquissait déjà le désir de s’inscrire dans le territoire en voulant faire resurgir les luttes sociales et politiques passées, d’intervenir visuellement sur les « emplacements d’événements occultés » afin de revivifier « la mémoire des vaincus », là où elle prend sa source.

Une boîte de production, Agat FilmsIl est à noter que Robert Guédiguian est l’un des producteurs associés fondateurs d’Agat Films., les repère et les encourage à approfondir leur démarche. Profitant de la commémoration du 140e anniversaire de la Commune, ils décident de pousser les concepts déjà présents pour leur projet « Désordres Publics » et se plongent dans la Commune.

De son côté, Ernest Pignon-Ernest commence par une anecdote et nous relate comment le hasard a permis de garder une trace du gisant. Se sentant « plus proche du théâtre, de Gatti ou de Benedetto, que des arts plastiques », rien ne le prédisposait à faire des photographies de ses interventions in situ.

(doc. 3) Dessin préparatoire du gisant, Ernest Pignon-Ernest, 1971

 

(doc. 4) Dessin préparatoire du gisant, Ernest Pignon-Ernest, 1971

Puis il revient à son tour sur la genèse de son projet en remontant à sa première intervention in situ sur le plateau d’Albion où les autorités avaient envisagé à l’époque d’implanter une force de frappe atomique (1966). La peinture lui paraît alors vite dérisoire pour exprimer les enjeux liés au potentiel de mort du nucléaire. Il cherche. Les ombres portées par l’irradiation nucléaire suite à l’explosion de la bombe A d’Hiroshima et de Nagazaki lui donneront la clé. « Ce sont les lieux eux-mêmes qui portent cette dimension poétique et dramatique que je veux essayer de saisir », nous dit-il. Il repart de ce constat lorsqu’un ami belge l’invite à Bruxelles pour participer à une exposition sur la Semaine sanglante. Bien qu’il ne soit pas vraiment à l’aise avec ce thème qui enferme la Commune dans sa dimension répressive, il relève le défi en poursuivant le chemin tracé par sa première expérience, loin des peintres maoïstes qu’il critique avec une certaine virulence (critique sur laquelle il reviendra plus tard dans l’entretien) et des galeries qui cherchent à muséifier des événements qui n’ont pas vocation à l’être. Sa réflexion le porte à vouloir exprimer les espoirs et la générosité de la Commune, malgré la répression brutale qui s’en est suivie ; espoirs et générosité qui se sont retrouvés plus tard dans d’autres révoltes. Ainsi, naît le gisant (doc. 3, 4, 5) qui, comme nous y reviendrons, est une figure dénuée de toute référence historique explicite.

(doc. 5) Calque du gisant réalisé dans le Vaucluse

En plus de ces considérations artistiques, il nous fait part des conditions techniques assez rudimentaires dont il disposait à l’époque. Calque en plastique, ampoule en balancier pour insoler, refus de la trame, attention portée au grain du papier… beaucoup d’ingéniosité et débrouillardise en somme pour parvenir à réaliser les affiches sérigraphiées du gisant (doc. 6). Le rendu imprécis qui en découle est lui-même porteur de sens. La réalité ainsi techniquement représentée révèle sa fragilité, son unicité, son humanité et échappe aussi de cette façon à une reproduction par trop mécanique.

(doc. 6) Ernest Pignon-Ernest dans son atelier du Vaucluse, 1971

Avec l’image du gisant, collée à des centaines d’exemplaires un peu partout dans Paris (à la Butte aux Cailles, sur les marches du Sacré-Cœur, sur le Boulevard Auguste Blanqui, sur les quais de Seine, sur les marches du métro Charonne, etc.), il y a un refus de la représentation directe, représentation au sens de « reconstitution ». L’enjeu est de conjuguer une forme de réalisme avec l’aspect poétique que l’artiste cherche à révéler. Si l’image grandeur nature et le caractère figuratif de son dessin créent un effet de réel, ils évoquent aussi une « empreinte » d’où émerge l’idée dialectique de « présence / absence ». La préférence pour une figure anonyme et deshistoricisée, ainsi que le choix des lieux où il va la coller témoignent de la multiplicité des enjeux qu’Ernest Pignon-Ernest cherche à dégager. Il n’est donc pas question de chercher à privilégier quelque héros que ce soit pour représenter une insurrection qui a d’abord et avant tout été le fait d’anonymes. Les espaces-temps s’entremêlent pour qu’une étrange rencontre sensible puisse se faire. La Commune resurgit aux dates d’anniversaire de sa mort. Son histoire mal connue et piétinée revient sous les traits d’un gisant, qu’on a du mal à identifier comme communard et sur lequel les passants marchent inévitablement. Seule la connaissance du contexte commémoratif pourrait laisser imaginer qu’il s’agit d’un de ces morts de la Semaine sanglante. Ces passants, ignorants pour la plupart les événements de mai 1871, gravissent les marches où sont collées les sérigraphies et illustrent ainsi, sans le vouloir, à la fois la répression de la Semaine Sanglante et l’histoire piétinée de la Commune. Violence physique et symbolique se rejoignent dans cet acte à la fois poétique et politique. Mais la Commune n’est pas la seule à être ainsi convoquée. Les lieux qu’Ernest Pignon-Ernest choisit pour ces collages sauvages élargissent le temps et l’espace. Une continuité des luttes se dessine entre l’épisode révolutionnaire et la résistance de la guerre 39-45 ou encore celle de la guerre d’Algérie. Ainsi, à côté des marches du Sacré-Cœur (doc. 7), ce sont aussi les quais de Seine ou le Métro Charonne (doc. 8) qui servent de décor dramaturgique au gisant. Ernest Pignon-Ernest n’appose pas, il compose, il ne fige pas, il met en scène et c’est en ce sens que la ville, ses murs, ses recoins, ses trottoirs constituent autant d’éléments dramaturgiques qui structurent le cadre de la représentation.

(doc. 7) Collage du gisant sur les marches du Sacré Cœur, Ernest Pignon-Ernest, 1971

 

(doc. 8) Collage du gisant sur les marches du métro Charonne, Ernest Pignon-Ernest, 1971

L’entretien se poursuit autour de la démarche de Raspouteam. L’idée, pour eux, était de pousser la logique qu’ils avaient déjà expérimentée avec leur projet « Désordres Publics » mais cette fois-ci en se focalisant sur un seul sujet. Ils choisissent donc la Commune de Paris avec cette même envie de donner épaisseur à des lieux que de nombreuses personnes croient connaître mais qui, pourtant, ne portent pas de traces évidentes de l’histoire dont ils sont porteurs. Leur travail d’investigation, en dehors des livres d’histoire, se centre sur la recherche d’illustrationsEntre autres : B Noël, Dictionnaire de la Commune, Mémoire du Livre, Paris, 2001 ; Paris sous la Commune, Dittmar, Paris, 2002 ; J. Baronnet, Regard d’un Parisien sur la Commune, Gallimard, Paris, 2006. Ils fouinent un peu partout et très vite se rendent compte de l’intérêt des photographies de l’époque. La photographie semble la plus à même de capter le réel malgré le caractère figé de ces hommes et de ces femmes qui ont posé des minutes durant. Les visages sont expressifs, l’histoire se raconte à travers eux. À partir de ces recherches, ils sélectionnent une quarantaine d’événements susceptibles de retracer les moments forts de la Commune et surtout ayant un lien avec un lieu précis dans Paris. Le projet se décline alors en deux facettes distinctes mais complémentaires qui se dessinent simultanément en suivant la chronologie des événements choisis de la Commune : l’une est directement réalisée dans la rue avec le collage d’une sérigraphie représentant un événement (doc. 9 à 13) et l’autre se joue sur le site-journal axé sur des articles dans lesquels sont insérés et la photo du collage et d’autres représentations relatives au dit événement (lithographies, caricatures, photographies…). Comme pour Ernest Pignon-Ernest, le lieu est fondamental, « il est vraiment l’objet principal ». Une phase de repérage est donc nécessaire pour trouver ces endroits. Parfois, les choses se compliquent, notamment quand, débordés par tout le travail d’agrandissement et d’impression des images, de rédaction des articles pour le site Internet (qui doivent paraître le jour même où ils ont eu lieu 140 ans auparavant), le repérage réalisé à partir de Google Street View les induit en erreur.

(doc. 9) Défilé des Prussiens, Place de la Concorde, 1er mars 1871 – Raspouteam, 2011

 

(doc. 10) Gardes nationaux au bord du canal St Martin, 10 mars 1871/2011 – Raspouteam, 2011

 

(doc. 11) Prise des canons, Montmartre, 18 mars 1871/2011 – Raspouteam, 2011

 

(doc. 12) Proclamation de la Commune, Place de l’Hôtel de ville, 28 mars 1871 – Raspouteam, 2011

 

(doc. 13) Derniers combats de Montmartre, Abbesses, 21 mai 1871 – Raspouteam, 2011

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