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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Commentaire de La Commune d’Ary Ludger

le par Jean-Louis Robert

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L’aberration de l’omniprésence de Delescluze
Toute une série de grossières inexactitudes concernent des moments clés de la Commune, le 18 mars ou les 2-3 avril. Il convient de les détailler un peu longuement pour que la lecture de la pièce se fasse en relation avec les faits réels.
Acte II, 2e tableau, scène 1. La réunion de Delescluze, Ferré, Flourens, Rochefort au matin du 18 mars au siège de l’Internationale est une pure invention (Rochefort était à Arcachon le 18 mars !) qui ne sert qu’à présenter un débat qui mélange des éléments concernant l’avant 18 mars et l’après 18 mars. On oppose un Delescluze révolutionnaire voulant anticiper l’action de Thiers et un Rochefort attentiste. En fait, ce débat n’a pas eu lieu. Par contre, il est vrai que Ferré, mais après le 18 mars, a souhaité pousser la Révolution jusqu’à Versailles, sans être suivi.
Dans tous les cas, les hommes qui décident le 18 mars, ce n’est pas ce quatuor inexistant mais les membres du Comité central de la Garde nationale dont le rôle est entièrement passé sous silence par Ary Ludger. Certes ce procédé mettant en scène des personnalités connues vise peut-être à faciliter l’accès du spectateur à un débat autour du 18 mars, mais il occulte le fait que les « leaders » de la révolution ce jour-là sont des inconnus, des anonymes venus au-devant de la scène.
Acte III, 1er tableau, scène 1 – Lecomte n’a jamais demandé à parlementer avec la Garde nationale pour se saisir des canons de Montmartre. Les troupes sont montées au petit matin sur la Butte, ont assassiné un garde et commencé à atteler les pièces sans aucun contact préalable. Au contraire l’effet de surprise est essentiel pour lui.
Acte III, 1er tableau, scène 2 – la rencontre Lecomte-Delescluze n’a jamais eu lieu.
Acte III, 1er tableau, scène 3 – Le face à face avec le peuple est mieux rendu même s’il est perturbé par l’épisode du lieutenant Mondroit, mais il s’agit là d’un artifice d’auteur assez courant et admis. La présence de Clément-Thomas est par contre une erreur assez grossière : seul Lecomte commandait les troupes à Montmartre. Clément-Thomas sera arrêté place Pigalle suspecté par la foule d’espionnage et détesté par les Parisiens depuis juin 1848.
Acte III, 2e tableau. Tout le tableau est bien sûr faux. Aucune cour martiale présidée par Delescluze ne s’est tenue à Montmartre, le 18 mars, pour juger Lecomte et Clément-Thomas. Ceux-ci ont été fusillés sans jugement par la foule (ou plus exactement par une partie de la foule) furieuse contre les deux généraux. Il s’agit donc de justifier a posteriori de la justice du peuple par le mythe d’une cour martiale qui donne raison au peuple : Lecomte est coupable d’avoir voulu faire tirer sur le peuple (par contre les charges pesant sur Clément-Thomas sont inexactes : il n’est pas sur la butte au moment de l’ordre de tirer de Lecomte, il n’est plus commandant de la Garde nationale…).
Tout relève donc bien ici du mythe, comme l’intervention de Louise Michel et plus encore le chant de l’Internationale qui, on le sait, a été écrite après la Commune…

Dans l’acte IV, Ludger nous présente près de Chatou, sans doute le 3 avril, Delescluze et Louise Michel accompagnant Flourens dans son offensive malheureuse. De nouveau, bien sûr, il n’en a rien été. Leur présence sert seulement à évoquer les causes prêtées à l’échec de la Commune (elle a été trop timorée), les effets immédiats de son échec (risque de mesures extrêmes) ou à plus long terme (le peuple va redevenir « un vil troupeau »). Le régime qui s’annonce sera une fausse République.
Quelques détails surprennent. On évoque l’arrestation des otages dans les scènes 1 et 2, alors que le décret des otages suit et non précède l’échec de la sortie des 2-3 avril et l’exécution sommaire de Flourens. Ce décret prévoyait l’arrestation d’otages qui seraient fusillés en réponse aux exécutions versaillaises. Pourquoi aussi nommer Rivière et non de son vrai nom (Desmarets) l’officier versaillais qui sabre Flourens ? Peur de la censure ?

L’acte V paraît plus proche de la vérité historique. En particulier le fait que les communards n’ont pas exécuté les centaines de soldats de Versailles prisonniers de la Commune. Ludger met en valeur l’extrême violence de la répression anticommunarde (sans doute par ouï-dire), la responsabilité de Versailles dans les destructions (même s’il y a bien eu des incendies déclenchés par la Commune). Et il est vrai que la quasi-totalité des exécutions d’otages ne furent pas décidées par la Commune.

Au bilan de toutes ces déformations graves, on doit noter que l’auteur a voulu mettre en avant le personnage de Delescluze (et dans une moindre mesure celui de Louise Michel), en le faisant participer à toutes sortes de réunions et d’actions essentielles (le 18 mars, le 3 avril…) totalement fictives. On pourrait dire que Delescluze devient alors une figure symbolique – et intellectualisée – du peuple de Paris ou de la Commune. Était-ce le projet de Ludger ? Dans tous les cas, nous ne savons pas si le spectateur aurait pris le spectacle à ce niveau ou au premier degré… Et s’il s’agissait seulement de dégager une figure du militant d’avant-garde dans l’action, les erreurs factuelles deviennent alors insupportables pour comprendre les problèmes rencontrés par les communards les plus actifs.

Bismarck à l’origine de la Commune
Mais c’est aussi par l’invention dans l’acte I d’un rôle de Bismarck dans le déclenchement de la Commune qu’il faut voir un autre aspect du mythe. Bismarck nous est montré comme souhaitant le déclenchement d’une guerre civile qui achèverait la déroute de la France et envoie à Paris son espion et homme à tout faire, Flahutt (ce surnom délibéré ne donne pas une image très favorable des Flamands ; ou était-ce un clin d’œil à la rue du Théâtre ?). Celui-ci ne cessera de rallumer les braises du conflit, poussant aux solutions extrêmes (à l’arrestation des otages, à miner la ville pour que Paris sorte entièrement détruite de la révolution…). En développant ce thème que la Commune pourrait être dangereuse en affaiblissant la France, victime d’une guerre civile devant les Prussiens, Ludger, curieusement, reprend certaines critiques contre la Commune venues de milieux patriotes. A-t-il été un temps sensible au boulangisme comme certains blanquistes ? Toutefois, dans le déroulement de la pièce, il affaiblit considérablement la portée de l’initiative de Bismarck et le rôle de Flahutt. L’espion n’est pour rien dans l’insurrection du 18 mars – ou de façon infime. Il échoue à la destruction de la ville, Delescluze, dans cette pièce symbole premier de la Commune, s’étant refusé à miner la capitale.

Au bilan de tout ceci il apparaît bien que Ludger a construit une image mythique et même mythifiée de la Commune. On comprend bien que sa pièce n’ait pas tant été défendue en 1891, y compris par Maxime Lisbonne qui n’en parle jamais. Certes, avec un certain courage, Ludger aborde beaucoup de questions essentielles et difficiles (les origines de la Commune, l’exécution des deux généraux, les causes de l’échec de la Commune…). Mais la question en 1891 était celle du rétablissement de la vérité historique alors que l’on sortait juste de vingt ans de mémoire versaillaise hégémonique ou presque. Quant à la censure, on conçoit bien qu’elle ne pouvait laisser passer ce plaidoyer pour la construction d’un mythe presque libertaire de la Commune, qui débouchait sur la dénonciation de la monstruosité de Versailles et plus encore de la fausse République qui n’était qu’un prolongement de Versailles et tout autant une forme d’oppression du peuple.

Jean-Louis Robert

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Pour citer cet article : Jean-Louis Robert, « Commentaire de La Commune d’Ary Ludger », Revue Théâtre(s) politique(s), n°1, 03/2013 – URL : http://theatrespolitiques.fr/2013/03/commentaire-de-la-commune-dary-ludger/

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