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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

Sur Place Thiers d’Yvon Birster (1970)

le par Marjorie Gaudemer

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Trois enseignements sur la confrontation de Versailles et de Paris
Du regard croisé produit par ce théâtre de tréteau documentaire hétéroclite, ressortent au moins trois enseignements.
Adolphe Thiers, le Versaillais en chef, était un faux républicain : son adhésion au nouveau régime, purement stratégique, visait, à défaut du rétablissement immédiat de la monarchie, l’instauration d’une république conservatrice, excluant les classes populaires de la participation civique. Déjà, dans le chapitre 3, le Narrateur signale la manœuvre très retorse du « chef de l’exécutif » : « pour empêcher les idées communalistes d’envahir les grandes villes, il s’est prononcé pour la République », autrement dit contrecarre ces idées en revendiquant lui-même le régime que défendent les Parisiens insurgés. Mais c’est dans le chapitre 7 que l’imposture est exposée, à travers la distribution des rôlesPour se conformer à la commande de la Maison de la Culture du Havre, Y. Birster a dispatché les rôles de la pièce (vingt-trois) entre un nombre très inférieur d’acteurs (sept ou huit) ; néanmoins, à la lecture de la pièce, on devine que la distribution des rôles n’est pas anodine, qu’elle ne répond pas seulement à des considérations économiques – le financement des tournées, notamment. : Thiers est joué par le Bourgeois conservateur, lequel partisan du parti de l’ordre finit tellement par se prendre au jeu qu’il se confond soudainement avec le personnage. Si Thiers revendique la paternité de la République – « Je suis le maître, et le fondateur de l’État républicain. » –, Lajoie et la Commune réfutent cette auto-proclamation – « Il est l’ami de Bismarck, l’ami du Tsar, et même de la reine Victoria ! », « Il n’est pas l’ami du peuple ! » –, et le spectacle conforte la contradiction. En effet, Thiers se met au service de l’Assemblée royaliste, qui, incarnée par La Marraine (le sceau baptismal est ainsi apposé sur ladite assemblée), apparaît farouchement opposée à la République. Dans la scène inspirée de la gravure de Daumier, l’Assemblée ampute immédiatement la Commune de ses bras, puis Thiers se précipite à son tour pour achever l’œuvre en la privant de ses jambes, de telle sorte que la République, incarnée et limitée à un buste, est réduite à l’impuissance.
Une partie de la bourgeoisie, installée en province, s’affirmait à l’époque républicaine ; mais cette « bourgeoisie citadine » et « provinciale »Y. Birster, « Avertissement », op. cit., composée de riches négociants et propriétaires, était avant tout portée par ses intérêts de classe, et, nonobstant l’affichage de son attachement au nouveau régime, rallia finalement les conservateurs : la reconnaissance sociale prévalut en réalité sur la solidarité politique. Dans le chapitre 6, le Bourgeois républicain havrais défend sa propre liste électorale, pour laquelle il convainc de voter son homologue conservateur, et, lorsque le délégué de la Commune, soutenant la liste des artisans et ouvriers, appelle à « l’union de tous les républicains », ce bourgeois, par attachement à la propriété et à l’exploitation, préfère aller au théâtre avec son confrère affairiste. Cette représentation est réitérée dans le chapitre suivant, celui de la parade : la Province, incarnée par le Bourgeois républicain, est prête à accepter « une république en pied » privée de ses bras – « c’est tout de même quelque chose », note-t-elle –, et, enjoint de « chois[ir] [son] camp une bonne fois », le personnage-comédien, « apeuré », fuit avec le Bourgeois conservateur. Le seul moteur de ces deux bouffons de farce, couards et maladroits, apparaît en fait pécuniaire : d’après Charles-François, la France a été « livrée à l’ennemi par des gens qui n’ont de souci que pour leur argent », qui exhortent à la paix ou à la guerre selon la seule considération du profit (chap. 3). Autrement dit, la défense de la république par le Bourgeois républicain se résume à une revendication du libre-échange. La valeur de la république, pour la bourgeoisie havraise opposée à l’Empire et aux guerres comme au droit du peuple à gouverner, réside avant tout dans l’établissement d’un « un régime qui laisse sa pleine indépendance au commerce »Y. Birster, Notes historiques dactylographiées, adressées aux comédiens, non datées, p. 3.
La Commune de Paris, provoquée par la misère et l’attitude du pouvoir, échoua faute de soutien du peuple de province, mais les travailleurs des campagnes et des villes ne suivirent pas ceux de la capitale à cause de l’utilisation par le pouvoir anti-communard de la presse et de la policeUne autre arme du pouvoir, la corruption, apparaît dans la pièce : dans le chap. 5, le Bourgeois achète avec une pièce d’or l’enrôlement du soldat.. Au cours de son échange avec Charles-François, dans le chapitre 4, la Marraine témoigne des « calomnies » colportées dans le pays contre la Commune de Paris, ainsi que des arrestations « partout » des délégués ouvriers, des « mesures policières » prises pour étouffer la propagation insurrectionnelle – ce qu’a effectivement observé Yvon Birster pour la région havraiseY. Birster, « Le Havre à l’heure de la Commune de Paris », Humanité – Dimanche, n°10, 20/06/1971 ; Notes historiques dactylographiées, p. 3, 5. « Le bourgeois est sur le pied de guerre, les journaux dénoncent les mal-pensants. Les omnibus, les gares, les trains, les bateaux sont surveillés. », raconte le personnage. « Si la province entière pouvait voir Paris ! [, poursuit la Marraine,] Tout le monde serait parisien, citoyen ! Mais voilà, la province a chaussé les lorgnons de M. Thiers et ne voit de Paris que ce qu’il en fait voir ! » – c’est-à-dire des « horreurs », qu’elle décrit en ces termes : « Un troupeau de loups enragés qui fusillent les curés et qui se bouffent entre eux ! »Y. Birster, pour montrer combien les journalistes pouvaient alimenter à l’époque « l’épouvante bourgeoise », cite un article du Journal du Havre (n° du 20 mars 1871) sur les évènements parisiens du 18 mars : « Une bande de factieux n’appartenant à aucun parti, si ce n’est celui du désordre et du pillage, vient après avoir ensanglanté les rues de Paris, de se rendre maîtresse par un coup de surprise, de la capitale. Voici le résumé succinct des exploits de ces bandits, dont on ne saurait trop flétrir les coupables menées et qui ont osé lever le drapeau de l’insurrection contre le gouvernement issu du suffrage universel. » (Notes historiques dactylographiées, p. 3).. Le spectacle du chapitre 7 offre, enfin, une illustration de cette manipulation versaillaise. Thiers, devant l’Assemblée qui l’a décoré et pour attiser la frayeur de celle-ci, aviver le « fantasme collectif de la classe dominante »Y. Birster, Notes historiques dactylographiées, p. 3, « agite le spectre rouge », « un grand pantin articulé imité d’une gravure d’Alfred Le Petit » (doc. 11) ; à son tour affolé par la Commune, le Bourgeois conservateur abandonne son rôle et fuit en appelant au secours les forces de l’ordre public.

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