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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’Esprit communard dans La Saignée, de Lucien Descaves et Fernand Nozière (1913)

le par Nathalie Coutelet

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La Saignée, une évocation historique
La pièce retrace fidèlement les événements historiques du siège et de la Commune ; le sous-titre « (1870-1871) » encadre temporellement et précisément la fiction. Un article de La Presse le considère d’ailleurs comme « une sage précaution » afin d’éviter que le public « d’après le titre et les coutumes du lieu », ne prenne cette pièce pour « un sombre mélodrame chirurgical ou sanguinaire »Spleen-le-Jeune, « La Presse et le Théâtre », dans La Presse, n°7757, 3 octobre 1913. La presse juge qu’il s’agit d’un « drame historique »Edmond Stoullig, « La Semaine théâtrale », dans Le Monde artiste, n°40, 4 octobre 1913, « une page d’histoire »Pierre Valdagne, « À travers la lorgnette », dans Touche à tout, n°11, novembre 1913. Ce n’est guère surprenant, sachant que Descaves est passionné par le sujet et que « chez lui, les volumes s’entassent concernant les événements et les hommes de la Commune »« Lucien Descaves », dans Les Hommes du jour, n°43, 10 novembre 1908. Le lien entre Descaves et la Commune est tellement connu que le critique de La Barricade rend compte de « la pièce de Lucien Descaves (je n’ose pas écrire : et Nozière) »« Lucien Descaves », dans Les Hommes du jour, n°43, 10 novembre 1908. Les didascalies mentionnent précisément les dates auxquelles les actes sont situés, selon le déroulement chronologique : du « 13 septembre 1870 » (acte I) au « 24 mai 1871 » (acte V), avec un épilogue, aux tableaux 6 et 7, qui a lieu en 1880. La pièce retrace donc les épisodes majeurs de la défaite de 1870, du siège, de l’insurrection communarde, puis de l’écrasement de la Commune par les Versaillais. Le titre choisi constitue une allégorie de la Semaine sanglante ; la Commune est perçue par le Journal du dimanche comme « le personnage principal »Sales, « La Semaine dramatique », dans Le Journal du dimanche, n°255, 12 octobre 1913 de la pièce.
Descaves « a accumulé les documents, mémoires, vieux journaux, paperasses de toutes sortes. Il a fait une enquête laborieuse sur les hommes de cette époque, cueillant des détails partout où il pouvait les trouver. Il les a suivis pas à pas, de 1871 à 1880, à Londres, à Bruxelles, à Strasbourg, à New-York, en Nouvelle-Calédonie […]. Il est en relation avec les derniers survivants de la Commune ; il recherche leurs veuves, leurs enfants, tout ce qui peut lui parler d’eux, lui fournir des tuyaux, des notes »« Lucien Descaves », dans Les Hommes du jour, op. cit..
Cette véritable enquête débouche sur les romans La Colonne et Philémon, vieux de la vieille et sur l’écriture de La Saignée, qui exigent tous une base documentaire extrêmement solide. Descaves est également l’auteur de préfaces d’ouvrages communardsPour Les Cahiers rouges, du communard Maxime Vuillaume, par exemple. La nouvelle édition de Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, La Cootypographie, Librairie du travail, Paris, 1929, est dédiée « à Lucien Descaves ». et l’exécuteur testamentaire de Gustave Lefrançais, l’un de ses amis, survivant de la CommuneLucien Descaves, Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 175. En outre, il possède quelques souvenirs d’enfance du Siège et de la Commune, notamment de la destruction de la Colonne Vendôme et de « l’affaire Courbet », retracées dans La Colonne.
La scène d’exposition de La Saignée évoque les batailles de Sedan et Bazeilles Ces deux batailles ont eu lieu du 31 août au 1er septembre 1870 ; elles symbolisent la défaite française, mais également la résistance héroïque des bataillons français., à l’arrivée du jeune ouvrier Francœur (acte I) : il revient de Sedan et annonce que Charles, le fiancé d’Antonine, a été tué « à la défense de Bazeilles » (I, 8). « La brusque déclaration de guerre de 1870 » Sales, « La semaine dramatique », op. cit. a en effet pris à Antonine Mulard son fiancé, Charles Bécherel, parti se battre pour la France. Sedan devient synonyme de reddition française, de déchéance de l’Empereur et de proclamation de la République, suivie de l’instauration d’un gouvernement de Défense nationale : « la capitulation, Paris livré, trente mille Allemands dans les Champs-Élysées… » (III, 1), contrairement à ce que le père Gachette prévoyait à l’acte I : « Paris se défendra, la province se lèvera pour venir à son secours, et les Allemands, pris entre deux feux, ne mangeront chez nous que des pissenlits… par la racine ! » (I, 1).
Le premier siège commence en effet dans la capitale, concentré à l’acte II, avec sa cohorte de difficultés : l’approvisionnement en nourriture, en bois de chauffage, le chômage. La famille bourgeoise Duprat, soucieuse d’offrir un menu convenable à ses invités du 1er janvier 1871, va cuisiner de l’éléphant car « les deux éléphants du jardin des Plantes, adjugés à un boucher du faubourg Saint-Honoré » (II, 3) ont été abattus, dépecés et vendus au détail. Castor et Pollux, les deux éléphants du Jardin des Plantes, ont bel et bien servi de repas, le 2 janvier 1871, aux milieux privilégiés qui ont pu acheter une fortune cette viande atypique. Ce sont les « effroyables combinaisons culinaires issues de la famine »Félix Duquesnel, « Les premières », dans Le Gaulois, n°13138, 3 octobre 1913 selon le journaliste Félix Duquesnel, les éléphants vendus « devant une boucherie du boulevard » et la viande de cheval que Descaves se souvient avoir mangée Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 29.
Duprat et Mulard, le bourgeois et l’ébéniste, sont tous deux membres de la Garde nationale, au service du gouvernement de Défense nationale, jusqu’au moment où ce dernier tente d’enlever les canons entreposés à Montmartre. À l’acte III, le Montmartrois Barsac se félicite de la résistance du peuple et raconte que « Thiers et sa bande… le gouvernement quoi, ont décidé de brusquer les choses » et « à l’improviste, ils ont envoyé des troupes pour nous reprendre les canons » (III, 2). Cet épisode fameux des canons, considéré comme le coup d’envoi de la Commune, est retracé dans la pièce par le récit de Barsac, qui évoque également la participation de Montmartre, de la population entière unie pour conserver les canons et recevant le soutien des soldats, dont certains « ont jeté leur fusil », d’autres « ont mis la crosse en l’air », « on s’embrassait, on chantait, on fraternisait quoi ! » (III, 2).
Autre élément déclencheur de la Commune relaté par les personnages : l’exécution des généraux Lecomte et Clément-Thomas, prisonniers à Château-Rouge et fusillés rue des Rosiers, en dépit de l’intervention du Comité de vigilance du 18e et de Clemenceau. Dans la pièce, c’est Francœur qui, prévenu par sa sœur Irma de la véhémence de la foule réclamant la mort des prisonniers, va chercher Clemenceau (III,8) ; Félix Duquesnel, dans son compte-rendu de la pièce, note :

L’insurrection se propage, la foule imbécile suit les meneurs, non pas, comme on s’est plu souvent à le dire, par un sursaut d’indignation contre ceux qui ont vendu Paris, mais simplement par l’éveil des appétits et des haines. C’est la ruée immonde et la fermentation gagne de plus en plus, jusqu’à l’ignoble préface, qui fut le double assassinat de Clément Thomas et du général Lecomte rue des Rosiers. Nous n’assistons pas au crime, mais nous en avons l’écho. Félix Duquesnel, « Les Premières », ibid.

La vision de Félix Duquesnel sur l’événement est bien entendu orientée par ses convictions idéologiques. Pour cette pièce, les critiques se rapportent principalement à la place de la Commune dans l’histoire du pays et aux enseignements à en tirer plus qu’à l’œuvre elle-même. On assiste au passage de la foule, où se mêlent des gardes nationaux, des soldats de la ligne, crosse en l’air, des femmes, mais Francœur réagit en refusant le lynchage ou l’exécution, qui ne seront pas évités : l’escorte revient après les coups de feu, tête basse. Dans l’ensemble de la pièce, les faits sont généralement relatés par les personnages ; l’action scénique se concentre davantage sur l’intrigue familiale et amoureuse, qui sera examinée plus loin. Ce choix, nous semble-t-il, répond à la nécessité de ne pas heurter une partie du public encore meurtrie par les souvenirs de la Commune et d’éviter tout débordement dans la salle Comme il l’a été précisé dès l’introduction, la censure, abolie en 1906, peut s’exercer d’une autre manière, en interdisant notamment les représentations durant lesquelles des troubles à l’ordre public surgissent. L’accent mis sur la fiction permet aussi de gagner un public plus vaste que le public gagné aux idées communardes..
À l’acte IV, situé le « 21 mai 1871 », les Duprat, républicains conservateurs, sont partis se réfugier à Versailles ; Mulard a été élu à la Commune par « 6166 suffrages sur 8000 votants » (IV, 8). Les festivités communardes sont présentes, avec le concert aux Tuileries, dans la salle des Maréchaux, auquel Francœur raconte avoir assisté. La Fédération artistique, menée par l’acteur de l’Ambigu Saint-Aubin – fait historique particulièrement adéquat pour jouer La Saignée au Théâtre de l’Ambigu – avait en effet décidé d’organiser des « représentations au bénéfice des veuves, blessés, orphelins et nécessiteux de la Garde nationale »William Serman, La Commune de Paris, Fayard, Paris, 1986, p. 384 à partir du 18 avril.
Mais ce sont surtout les offensives versaillaises et les barricades, sous forme de récits, qui occupent la fin de l’acte. Car, bien sûr, la date du 21 mai marque le début de la Semaine sanglante et l’entrée des Versaillais dans Paris : « Aux armes !… Aux barricades !… » (IV, 10) crie la foule, à laquelle Charles va se joindre. L’acte V a d’ailleurs lieu le 24 mai, pendant cette Semaine sanglante. Le récit est assuré par des Versaillais, qui évoquent l’incendie du Palais des Tuileries et l’avancée de l’armée dans Paris : « Hier soir, elle occupait Montmartre, le nouvel Opéra et la gare du Nord, sur la rive droite ; Montrouge et une partie du faubourg Saint-Germain, sur la rive gauche. Mais les bougres se défendent, et vous savez quelles ruines ils ont laissées derrière eux » (V, 7).
L’épisode des otages, en revanche, pas plus que la bataille au cimetière du Père-Lachaise, ne figurent dans les événements mentionnés par la pièce, qui retrace rapidement, par le récit d’un soldat, les combats qui permettent aux Versaillais d’avancer dans Paris. Adolphe Brisson, le renommé chroniqueur du Temps, juge cet acte « pénible et un peu tendancieux » car « il souligne les cruautés de la répression » alors que « l’impartialité eût voulu que d’autres tableaux missent en lumière les abominations de la révolte […], l’horreur du massacre des otages »Adolphe Brisson, « Chronique théâtrale », dans Le Temps, n°19086, 6 octobre 1913. Descaves, admirateur de la Commune et des Communards, ne trouve qu’une chose à leur reprocher, c’est « la mort des otages », qu’il juge « impardonnable ». Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 178.. Dans leur ensemble, pourtant, les journaux saluent « l’audacieux courage » des auteurs, qui se sont montrés « impartiaux »V.-S., « Le Mouvement bibliographique », dans La Renaissance, n°29, 18 juillet 1914, ont écrit avec « honnêteté » et « se sont abstenus de procédés emphatiques et déclamatoires »Eugène Héros, « Nouvelles théâtrales », dans La Lanterne, n°13313, 3 octobre 1913. Même si « on devine leurs préférences », « ils ont fait ressortir, dans chacun des camps ennemis, l’inspiration noble »Guy Launay, « Au théâtre », dans Le Matin, n°10810, 2 octobre 1913. Cette affirmation doit être nuancée car les personnages positifs, globalement, sont plutôt communards que versaillais. Duprat et son fils Raymond font figure d’exception dans le camp du gouvernement de Versailles ; ce sont des républicains soucieux des difficultés populaires, mais Raymond est amoureux d’Antonine et son engagement vaut principalement pour elle.
La fin de l’acte V symbolise l’écrasement de la Commune, avec l’exécution de Charles et la déportation de Mulard en Nouvelle-Calédonie. Les tableaux 6 et 7, après une ellipse temporelle, sont situés en 1880, date à laquelle l’amnistie totale des Communards est proclamée et où les déportés sont de retour. Mulard, vieilli, peut donc revenir près de sa fille, dans une ambiance festive de 14 juillet, dont la loi du 29 juin 1880 vient de faire la fête nationale. Des personnages réels de la Commune sont présents, par les photos dont Antonine a décoré les murs de la chambre préparée pour son père : « Delescluze… Varlin… Vermorel… Duval… Flourens… Tony Moilin… »Charles Delescluze est mort sur une barricade pendant la Semaine sanglante ; Eugène Varlin a été fusillé à Montmartre par les Versaillais ; Gustave Flourens a été tué par les Versaillais à Rueil en avril ; Auguste Vermorel a été fait prisonnier sur les barricades pendant la Semaine sanglante et est mort lors de son emprisonnement à Versailles ; Émile-Victor Duval a été fusillé au Petit-Clamart en avril, lors de son transfert à Versailles ; Jules-Antoine Moilin, dit Tony Moilin, prisonnier durant la Semaine sanglante, a été fusillé le 28 mai dans le jardin du Luxembourg. (tableau 6, scène 3). Tous sont morts pendant la Commune et ont pris la stature de personnages historiques qui symbolisent la survie de la Commune : « plus ils la tueront, plus elle aura de chances de vivre dans la mémoire des hommes !… Vive la Commune ! », annonçait prophétiquement Charles à la fin de l’acte IV.
Les événements historiques sont scrupuleusement retracés par La Saignée, avec une impartialité qui est reconnue majoritairement par la critique, en dépit des convictions des uns et des autres. L’esprit communard règne cependant dans le développement des thèmes fictionnels. On retrouve en effet quelques éléments qui font partie des axes de réflexion de la Commune, tels que la place des femmes, la justice sociale, la lutte contre la misère, l’union libre et la lutte des classes. La pièce s’apparente donc, notamment pour certains critiques, à une propagande politique.

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