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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’À-venir de la Commune dans Al gran sole carico d’amore de Luigi Nono (1975)

le par Stéphane Hervé

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L’archéologie de la voix militante
La trame narrative sommaire, qui débutait assez logiquement par la proclamation de la Commune et l’exposition des causes économiques et politiques qui l’ont provoquée (tableaux I, III et V), s’interrompt au tableau VI avec l’introduction d’une figure singulière, Louise MichelBien que le livret n’utilise que des textes somme toute canoniques dans sa représentation de la Commune, il faut indiquer que les lectures de Nono ne se sont pas limitées à ceux-ci lors de la préparation de son action scénique. Voir la liste des ouvrages historiques consultés par le compositeur dans L. Nono, Écrits, op. cit., p. 660.. Cette intrusion bouleverse le point de vue, puisque la Commune n’est plus perçue dans son surgissement, mais depuis son échec. Des extraits de ses poèmes écrits après 1871 ou du procès intenté contre elle lors de la répression qui a suivi l’écrasement de la Commune se substituent au discours idéologique. Cependant, il ne faut pas y voir un signe de la vacuité du langage théorique, mais plutôt l’ouverture d’une nouvelle trajectoire politique : l’émergence lyrique de la voix militante singulière.
À travers la figure de Louise Michel apparaît donc une position et des valeurs subjectives, sans que Nono fasse de la communarde une figure héroïque, ni d’ailleurs un personnage. Massimo Mila insiste dans son analyse de l’œuvre sur la conséquence nécessaire du « dépassement de l’intrigue psychologique typique de l’opéra bourgeois » : le « dépassement de l’individu »M. Mila, « Alla purrezza del Gran sole », La Stampa, 6 avril 1975, repris dans M. Mila, L. Nono, op. cit., p. 293. Dans sa conception du théâtre musical, l’artiste italien récuse la notion de personnage. D’ailleurs, les seules figures individuées (des quasi-personnages) du premier temps de l’action scénique seront les représentants de l’ordre répressif, Thiers, Favre et BismarckChantées de plus par des voix masculines, alors que le goût de Nono le prédispose à écrire principalement des pièces pour des voix de femmes. En revanche, la Mère (de Gorki et de Brecht) sera bien individuée par une voix unique de contralto dans la seconde partie de Al gran sole carico d’amore. Nono s’en explique en arguant la puissance de transmission, de génération, de la figure maternelle qui outrepasse la mort charnelle., de telle façon que la condamnation esthétique (l’individualisation propre à l’opéra bourgeois) sert à la dénonciation politique (l’ordre répressif bourgeois). Dans le commentaire de son œuvre, il avance également l’idée que « l’élément principal de l’opéra est le chœur, employé dans sa totalité, ou dans son articulation entre grand et petit chœur »L. Nono – L. Pestalozza, entretien cité, p. 75. Pour autant, il nous semble qu’il offre à entendre dans Al gran sole une voix intermédiaire, ni individuelle, ni collective, ou les deux à la fois, en choisissant de confier les citations de Louise Michel à quatre sopranos, chantant en canon ou à l’unisson. Ce procédé, rendu possible par les vertus du théâtre lyrique, prévient l’héroïcisation de l’individualité Louise MichelL’autre moyen utilisé par Nono pour ne pas faire de Louise Michel une figure unique et héroïque est de faire précéder son entrée en scène par quelques strophes du poème de Rimbaud, « Les Mains de Jeanne-Marie », elles aussi remodelées, qui dessinent une autre figure de communarde, populaire, martyre, résistante, aux « mains sacrées » et palies « au grand soleil d’amour » (tableau IV)., car, grâce à sa diffraction sonore, l’énoncé dépasse les limites de l’individu. Ce procédé engendre une « expansion collective du personnage »Idem, pour reprendre la belle formule du compositeur.
Or, ce qui est en jeu dans cette utilisation d’énoncés à la fois individuels et collectifs, c’est la mise au jour de l’émergence de la voix militante et des valeurs afférentes : le dévouement, la détermination, le sacrifice, le courage. Les différents extraits de l’interrogatoire de la communarde, présents dans le tableau VI, sont éloquents :

Je ne veux pas me défendre, je ne veux pas être défendue, j’appartiens tout entière à la révolution sociale, je déclare accepter la responsabilité de tous mes actes. […]
On me dit que je suis complice de la Commune : assurément oui ! puisque la Commune voulait avant tout la révolution sociale et que la révolution sociale est le plus cher de mes vœux. […]
Vous me reprochez d’avoir participé à l’assassinat des généraux. À cela, je répondrai oui ! si je m’étais trouvée à Montmartre. […]
Si je m’étais trouvée à Montmartre, quand ils ont voulu faire tirer sur le peuple, je n’aurais pas hésité à faire tirer moi-même sur ceux qui donnaient des ordres semblables.
Quant à l’incendie de Paris, oui, j’y ai participé.
Je voulais opposer une barrière de flammes aux envahisseurs de Versailles.L. Michel, La Commune. Histoire et souvenirs, La Découverte, Paris, 1999, p. 370-371

La segmentation du discours de Louise Michel, le changement d’ordre des phrases du procès-verbal du procès, et surtout la présence, dans les interstices de ces déclarations, de vers écrits par la communarde (« enflez les voiles ! ô tempêtes / plus haut plus haut ! / ô flots plus fort / ô vents navire en avant » [sic] tirés de « À bord de la Virginie »), de vers de Jules Jouy qui lui sont dédiés (« Pour ce cœur vaste et secourable, / Ivre de solidarité, / Le seul air qui soit respirable, / C’est l’amour de l’Humanité »), ou encore de vers tirés de la chanson « Non siam più la Comune di Parigi » (« uniti e compatti marciamo / sotto il rosso vessillo dei Soviet / di Lenin i compagni noi siamo / la forza del lavoro ») font de cette scène un moment fortement lyrique, porté par un chant de résistance à l’ordre établi.
La trajectoire politique ouverte par le lyrisme de ce chant politique « singulier-pluriel » (pour reprendre une formule de Jean-Luc Nancy)Voir J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Galilée, Paris, 1996 se différencie du matérialisme historique qui soutient la lecture idéologique de la Commune, car elle se caractérise par une dimension affective, que l’auteur n’hésite pas à placer dans la filiation des opéras du dix-neuvième (la résistance de Leonore dans le Fidelio de Beethoven ou encore la révolte existentielle des grandes héroïnes verdiennes). En cela, elle permet de figurer le devenir révolutionnaire des singularités en des termes peu marxistes : le « cœur vaste et secourable », « l’amour de l’Humanité » dont parle Jouy dans sa célébration poétique de Louise Michel sont symptomatiques d’une logique affective qui diverge de la théorie marxiste, mais que Nono place au cœur de la représentation de la révolution et plus précisément de la Commune. Il n’est pas anodin que, dans le « come preludio », le propos de Marx déjà mentionné soit précédé de deux citations, chantées simultanément : les quatre vers de Jouy dont il vient d’être question, entrecoupés de longs silences, et une formule psalmodiée de Che Guevara, issue du discours proféré lors de la première réunion de production du 27 août 1967, « la belleza no está reñida con la revolución »La citation exacte, à la syntaxe plus triviale, est « La belleza no es una cosa que esté reñida con la Revolución »., formule dont chaque syllabe est étirée à l’extrême, jusqu’à la rendre quasiment incompréhensible. La superposition des deux énoncés engendre là aussi un « nouveau texte », si l’on suit Nono dans ses conceptions théoriques, suggérant que les changements politiques radicaux (la révolution) sont portés par des affects (l’amour) et par le sensible (la beauté). En d’autres termes, l’artiste italien, dans ce prologue, conjugue l’apparition d’une société nouvelle, espérée par Marx, à un discours esthétique (Che Guevara) et affectif (Louise Michel), laissant entendre qu’ils sont indissociables. La révolution est une affaire de sens et d’affect autant que d’idéologie.
Le deuxième temps de l’œuvre accentue le trait, et l’affect devient quasiment pathos dans l’évocation des martyres de la Mère, des femmes vietnamiennes, des souffrances des ouvriers turinois, des victimes du massacre de la Moncada. Mais, le pathos ne participe pas ici de la recherche d’une empathie compassionnelle, il est exposé comme l’origine affective du devenir révolutionnaire. En d’autres termes, Nono montre des singularités souffrantes et révoltées, qui se rejoignent par-delà les époques différentes dans leur passion révolutionnaire, entendue à la fois comme supplice et comme ardeur. En donnant à entendre la voix multiple de Louise Michel et en la mettant en perspective avec d’autres voix de persécutéesNono explique le choix de voix résistantes exclusivement féminines (à l’exception du Pavel de La Mère dans le second temps) par la volonté de prendre le contrepied des représentations traditionnelles des révolutionnaires., Nono propose une archéologie de la position militante : la mise au jour d’une position affective, sensible, originelle, qui n’est pas éloignée dans le passé, mais « contemporaine du devenir-historique [qui] ne cesse pas d’agir à travers lui »G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages poche/Petite bibliothèque, Paris, 2008, p. 33-34.

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