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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

La Scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front populaire, Léonor Delaunay

le par Marine Bachelot

Résumé

Presses Universitaires de Rennes, 2011, 284 pages, 18 euros (ISBN 978-2-7535-1367-9)   Le théâtre prolétarien et révolutionnaire existe-t-il ? Et sous quelles formes s’est-il traduit en France ? Léonor Delaunay s’attache à répondre à cette question dans un ouvrage de plus de 260 pages, tiré de la thèse de doctorat qu’elle a menée sous la [...]

Presses Universitaires de Rennes, 2011, 284 pages, 18 euros
(ISBN 978-2-7535-1367-9)

 

Le théâtre prolétarien et révolutionnaire existe-t-il ? Et sous quelles formes s’est-il traduit en France ? Léonor Delaunay s’attache à répondre à cette question dans un ouvrage de plus de 260 pages, tiré de la thèse de doctorat qu’elle a menée sous la direction de Chantal Meyer Plantureux. Elle traite la période allant de l’après-guerre jusqu’à l’arrivée du Front populaire – soit les années 1920-1930, années d’effervescence des pratiques théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en Europe, majoritairement en Russie et Allemagne. Si la France est quantitativement moins touchée par le phénomène, cet ouvrage vient témoigner de la diversité des initiatives, aussi mineures soient-elles, relater les débats politico-artistiques de l’époque, et inscrire ces gestes dans une perspective à la fois historique, sociale, dramaturgique et esthétique.

Pour relater des expériences et tentatives dont il ne reste souvent que des traces éparses et parcellaires, Léonor Delaunay convoque un large faisceau de documents et sources. Les textes dramatiques des pièces jouées, les manifestes et déclarations d’intention des groupes théâtraux, les bulletins de la Scène ouvrière, mais aussi des articles de presse et des lettres privées viennent rendre compte des initiatives, des spectacles et de leur réception critique. S’y ajoutent des sources iconographiques (photographies, affiches, dessins, croquis), qui renseignent sur la mise en scène et les esthétiques en jeu. Sont citées également des archives judiciaires, étant donné que certaines des représentations deviennent l’objet de surveillance policière, pour leurs contenus ou leur dimension d’agitation politique.

Ce théâtre « prolétarien » et « révolutionnaire » ne s’érige pas comme une catégorie déjà constituée : l’auteure se donne pour mission d’interroger cette notion et ses usages à travers son étude, et elle insiste bien sur la notion d’« expérience ». Il s’agirait en quelque sorte d’un « théâtre qui se donne pour programme d’associer directement la production artistique à sa fonction politique, de mettre l’art novateur en résonance avec les transformations sociales et politiques, pour constituer une culture authentiquement révolutionnaire et prolétarienne »L. Delaunay, La Scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front Populaire, P.U.R., Rennes, 2011, p. 10. Léonor Delaunay emprunte la citation à Pierre-Michel Menger (note de bas de page)..
Ainsi, les objets théâtraux étudiés ne sont pas saisis simplement comme les « reflets » d’une réalité politique et historique donnée, mais aussi comme « la tentative de construire un réel »Idem, p. 11. C’est bien du côté du processus, de l’essai, de l’exploration que se situent ces expériences : elles s’inscrivent dans l’ambition d’un projet théâtral prolétarien et révolutionnaire, qui reste en permanence à la recherche de lui-même. Elles varient selon les moments historiques et idéologiques des deux décennies, et selon l’identité sociale et artistique de leurs praticiens. Elles n’échappent pas à l’échec, aux réceptions déceptives, au décalage entre déclarations et réalisation.

Ces tentatives théâtrales naissent au sein de syndicats (ainsi le Théâtre fédéral, créé en 1920, lié à la CGT), dans des groupements d’amateurs proches du Parti et des idées communistes (la Phalange, troupe animée par André Palin de 1923 à 1935, dont le répertoire fait l’objet d’études détaillées ; ou encore le Théâtre ouvrier de Paris de Marcel Thoreux), mais aussi, plus tardivement, au sein du Parti communiste, qui fonde en 1931 la FTOF (Fédération du Théâtre Ouvrier de France) et publie la revue La Scène ouvrière. L’étude mentionne également la brève existence en 1932 du Théâtre d’Action International de Léon Moussinac, metteur en scène professionnel aspirant à des révolutions politiques et artistiques. Elle s’achève sur l’évocation des expériences de groupes comme Travail ou Octobre, nés dans les années 1932-33, qui mêlent amateurs et professionnels – et dont le dernier aura une renommée certaine, notamment grâce à la figure de Jacques Prévert.
La collaboration entre amateurs et professionnels est d’ailleurs souvent de mise dans ces expériences. Ainsi, la Phalange artistique, composée de travailleurs (ouvriers et employés) qui répètent le soir après leurs heures de travail pour proposer des pièces de qualité à un public ouvrier, fait fréquemment appel à des metteurs en scène professionnels : Louise Lara (metteure en scène du groupe de recherche Art et Action) accompagne la mise en scène de Liluli de Romain Rolland (1926), et Jane Hugard celle de La Nuit de Marcel Martinet (1927), avant qu’André Palin, instituteur de métier, s’empare lui-même de la mise en scène d’Hinkemann d’Ernst Toller en 1929. Ces croisements font parfois de ces théâtres des laboratoires de formes et d’esthétiques où percent des innovations scéniques, rompant avec des codes naturalistes traditionnellement plus familiers au public ouvrier.
Les manifestes et déclarations font apparaître avec une certaine constance l’objectif de proposer aux travailleurs et aux militants un théâtre qui soit une alternative radicale à l’abêtissement, à la décadence, aux idées réactionnaires et à la vulgarité du théâtre bourgeois. Il y a le projet d’éduquer, d’élever la conscience et de politiser les masses, de participer à la fondation d’un art authentiquement prolétarien.
Ces spectacles se représentent dans diverses salles, dans et hors de Paris : salle Adyar, la Grange aux Belles, La Bellevilloise, ou dans les banlieues rouges d’Ivry, Vitry, Montreuil… Même s’ils sont joués dans des salles qui rassemblent parfois plus de 700 personnes, les spectacles ne parviennent pas systématiquement à convaincre, toucher ou concerner le public ouvrier, prolétaire ou militant qu’ils visent. La critique théâtrale s’y intéresse, que ce soit L’Humanité ou d’autres journaux plus strictement culturels.

À travers une progression à la fois chronologique et thématique de l’ouvrage, Léonor Delaunay parvient à saisir et retracer avec clarté les soubresauts, les évolutions idéologiques et esthétiques de ces expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires.

Le premier moment, dans les années 20, est celui de l’« essai d’un théâtre d’art prolétarien »Ibid., p. 78 – Titre de partie donné par l’auteure., marqué par la mémoire et les stigmates de la guerre. Le Théâtre Fédéral de la CGT, qui prône à ses débuts un théâtre populaire de répertoire pour contribuer à la culture et à l’intellectualisation du public syndicaliste, politise progressivement le choix des pièces, avec la volonté d’en accentuer la dimension prolétarienne, sans renier l’exigence de qualité artistique : la mise en scène du Feu d’Henri Barbusse, pièce qui effrite le grand mythe national de la guerre à travers la voix de poilus embourbés dans les tranchées, en est symptomatique. C’est bien un répertoire marqué par les ombres de la guerre, tendu entre pacifisme et désir révolutionnaire, qui ressort en ces années. Liluli de Romain Rolland, La Nuit de Marcel Martinet, ou Hinkemann de Ernst Toller, produites par la Phalange artistique, traitent toutes, avec des formes dramatiques très différentes, de la Grande Guerre et de ses traumatismes, ceci dans une perspective humaniste, teintées de pessimisme et parfois de nihilisme.

Succède à cette période, à partir de 1927-1928, un théâtre en quête d’efficacité agitatrice, qui revendique plus volontiers l’appellation de théâtre ouvrier ou théâtre communiste, et se situe « entre agitation et propagande »Ibid., p.152 – Titre de partie donné par l’auteure.. C’est aussi à cette époque que la surveillance policière commence à agir, conduisant par exemple à l’interdiction de représentation d’une pièce anarchiste sur l’affaire Sacco et Vanzetti, et à des contrôles autour des œuvres anticléricales ou antimilitaristes. Le modèle russe et les préconisations soviétiques de l’agit-prop sont ressaisies par le Parti communiste, qui fonde en 1931 la F.T.O.F et publie la revue La Scène ouvrière, pour diffuser et provoquer un essor quantitatif du théâtre ouvrier révolutionnaire, et notamment répandre la forme du chœur parlé, préconisée pour intervenir en tous lieux sur le mode du slogan collectif. Marcel Thoreux, ancien ouvrier typographe, membre du Parti communiste, écrit un théâtre qui propose une représentation héroïsée de la figure ouvrière, et une vision assez schématique des rapports de classe. Au Théâtre fédéral, Paul Vaillant-Couturier présente trois sketches d’agit-prop, qui utilisent l’allégorie, la frontalité et le chœur parlé, et s’attaquent au capitalisme, à la guerre et au colonialisme. Dans cette volonté militante, le théâtre d’agitation et de propagande du début des années 30 rompt avec des codes théâtraux plus classiques et avec le pessimisme de l’immédiat après-guerre. Davantage soumis à l’idéologie du Parti communiste, il ne perd pas pour autant ses espaces de fantaisie et de liberté.

Le troisième moment, entre 1932 et 1935, est celui d’un théâtre révolutionnaireLéonor Delaunay le définit ainsi : « Le théâtre révolutionnaire se donne pour mission de faire connaître aux classes populaires les modes, les schémas, les classements qui ordonnent et expliquent les processus économiques, politiques et sociaux en jeu dans l’entre-deux guerres. Il s’agit d’un théâtre qui dévoile les mécanismes secrets et présentés comme magiques de la société. » (op. cit. , p. 201)., traversé par l’espoir d’un monde nouveau, diversifiant ses esthétiques, devenant protéiforme, et utilisant l’arme du rire : c’est le « carnaval de la révolution »Ibid., p. 200 – Titre de partie donné par l’auteure.. Léon Moussinac et son rêve d’un théâtre d’art révolutionnaire international s’installent au centre de Paris, aux Bouffes du Nord, pour une saison éphémère, en 1932. Le metteur en scène monte notamment Miracle à Verdun d’Hans Schlumberg, pièce carnavalesque qui ressuscite les morts-vivants de Verdun qui, révoltés, vont s’en prendre aux représentants de la Société des Nations. La pièce attise les foudres des autorités, mais échappe à la censure. Ce ne sera pas le cas de Bougres de Nha-Qués, pièce anti-colonialiste de Jules Guieysse, créée fin décembre 1932, immédiatement repérée et censurée, et qui sera définitivement interdite de représentation en avril 1933. C’est la Phalange Théâtre de la Bellevilloise qui en est à l’origine. L’ex-« Phalange artistique » a évolué vers un répertoire plus politisé, prolétarien et ouvriériste, et a adhéré à la F.T.O.F.. Bougres de Nha-Qués marque aussi une nouvelle étape esthétique : la F.T.O.F. reconnaît la valeur révolutionnaire de la pièce, quand bien même elle ne se cantonne pas à la forme du chœur parlé. À partir de ce moment, la F.T.O.F se détache d’un code unique, accepte la prolifération des formes et laisse « se juxtaposer chœurs parlés, farces politiques, vaudevilles soviétiques, revues satiriques, déambulations carnavalesques ou chansons collectives »Ibid., p. 235.
Le groupe Travail, lié à l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, qui promeut la révolution russe dans les lettres et les arts), propose des vaudevilles rouges et un théâtre résolument soviétiste. Le Groupe Octobre, rejoint par Jacques Prévert, pratique un théâtre qui souhaite faire entendre « le chant des opprimés et des misérables, » et invente un théâtre d’agitation carnavalesque qui s’appuie sur le cirque, les masques, les parades. Si les jeunes gens du Groupe Octobre vont présenter La Bataille de Fontenoy aux Olympiades du théâtre ouvrier révolutionnaire de Moscou, leurs rapports avec le PC restent ambigus et parfois distants.

Le théâtre révolutionnaire et prolétarien s’éteint sous le Front populaire, en 1935-1936, évoluant vers un « théâtre populaire », qui abandonne l’idée de lutte des classes pour un répertoire qui cherche davantage à rassembler le peuple et la nation. En effet, face à la menace grandissante du fascisme, la nouvelle stratégie semble de « réunir la Marseillaise et l’Internationale, le drapeau bleu-blanc-rouge et le drapeau rouge »Ibid., p. 257.. La parenthèse communiste se ferme, l’ouvriérisme, la révolution bolchévique et le combat « classe contre classe » semblant moins d’actualité. Comme l’énonce l’auteure en guise de clôture, « Le « nous » collectif n’est plus, sous le Front populaire, un « nous » prolétaire, mais davantage un « nous » national d’où s’estompe l’idée de révolution, jugée désormais discordante. »Ibid., p. 258.

À travers cet ouvrage, Léonor Delaunay fait émerger les expériences diversifiées des tentatives de théâtre prolétarien et révolutionnaire en France dans les années 1920-1930. Elle enrichit et complète de façon considérable une période historique et un champ de recherche jusqu’ici peu ou insuffisamment explorésQuelques pages sur la F.T.O.F. et l’agit-prop en France existent dans les travaux du CNRS, Le Théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, La Cité – L’Age d’homme, Lausanne, 1978. Quelques travaux sur le Groupe Octobre existent également..

Marine Bachelot

Pour citer cet article : Marine Bachelot, « La Scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front populaire, Léonor Delaunay », Revue Théâtre(s) politique(s), n°1, 03/2013 – URL : http://theatrespolitiques.fr/2013/03/la-scene-bleue-de-leonor-delaunay/

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