Un Théâtre de façade subversif et engagé : désordre de l’Histoire et faux retour à l’ordre chez Georges Darien
le par Thanh-Vân Ton-That
(Plus de) Vingt ans après : parler de la Commune et la réinventer
Georges Darien fait résonner les discours et points de vue anticommunards dans une vision manichéenne qui est celle des vainqueurs et des bien-pensants, unanimes dans leurs peurs et leurs condamnations sans appel. Leurs porte-paroles reprennent les clichés politiques de l’époque opposant victimes et bourreaux et justifiant représailles et massacres si bien que la raison politique devient celle du plus fort, la condamnation morale« leur impiété est bien grande, et leurs mœurs » (p. 6). de « ces païens-là »Idem, p. 7 rejoignant le « châtiment »Idem, p. 31 politique. La bonne oppose les « braves gens », les « malheureux otages », aux « chiens », aux « gueux »Voir « La Chanson des gueux » de J. Richepin et Les Va-nu-pieds de Cladel. « ivres-morts »L’Ami de l’ordre, p. 6, 7 et aux « bandits »Idem, p. 6, 18, tandis que L’Abbé lui fait écho en fustigeant les « criminels », les « impies »Idem, p. 6, les « rebelles »Idem, p. 31 et les « énergumènes » prêchant la mauvaise parole, « le vol, le massacre et la destruction »Idem, p. 30. Quant à M. de Ronceville et à M. BonhommeLe républicain se montre plus virulent et féroce que l’aristocrate et se retrouve du même côté au nom des idéaux des Lumières., dans la même veine, ils parlent de « canaille » L’Ami de l’ordre, p. 9, 15, 22, de « brigands »Idem, p. 16, de « gredins »Idem, p. 17, de « scélérats »Idem, p. 18, 23, 25, de « rebelle »Idem, p. 26, de « bandit »Idem, p. 27, ce qui correspond aux stéréotypes stigmatisant le climat de débauche caractérisant le Paris de la Commune, à savoir la prostitution féminine et l’ivrognerie masculineVoir les rumeurs sur les orgies communardes au milieu des tombes du Père-Lachaise chez A. Daudet dans les Contes du lundi (« La Bataille du Père-Lachaise », Charpentier, Paris, 1892, p. 179 : « Et toute la nuit ça buvait, ça godaillait. »), chez Zola (à la fin de La Débâcle autour du personnage de Chouteau) et de manière caricaturalement délirante chez É. Bourges, op. cit., p. 41 : « Cinq ou six prostituées, habillées de satin jaune et vert, et leurs seins énormes couverts de fard blanc, bondissaient, retroussées jusqu’aux cuisses. ».. Dans le discours des Versaillais, tous les communardsAu lieu de « communeux » ou de « communalistes », le substantif ou l’adjectif « communard » ayant une connotation péjorative à l’époque, qui est aujourd’hui effacée. sont de fieffés coquins, voleurs et ivrognes invétérés qui vident allègrement les caisses de la Banque de France ou les tonneaux. C’est dans ce sens qu’on comprend la fausse surprise de M. Bonhomme au sujet des « 300 francs qu’on avait eu grand peine à lui [Varlin] faire accepter »L’Ami de l’ordre, p. 23. On retrouve les rumeurs sur le comportement immoral des insurgés et l’ubris des femmes dans la bouche du bourgeois, le théâtre reprenant au second degré les poncifs de l’Histoire : « Quant aux femelles de messieurs les communards, je ne trouve pas du tout qu’elles ressemblent aux honnêtes femmes, quand elles sont mortes. Leur débraillé est scandaleux. »Idem, p. 17. On se souvient des témoignages similaires au sujet des massacres du 10 août 1792 (et de septembre) et de l’hystérie révolutionnaire féminine mise en scène par Élémir Bourges : « Alors toutes, se précipitant, mirent la victime en morceaux, la hachant, la déchirant de leurs sabres, l’une emportant un pied, l’autre une main. » É. Bourges, op. cit., p. 41.
Les propos politiques dégénèrent en discours pathologique, comme le montrent certains titres célèbresM. Du Camp, Les Convulsions de Paris, Hachette, Paris, 1881 pour mieux défendre les partisans de l’ordre et de la raison et trouver des excuses à la violence officielleL’Ami de l’ordre, p. 20 : « Tout le monde est un peu détraqué » – litote – est atteint de « folie obsidionale ». L’Abbé demande à La Pétroleuse si elle est « folle » et l’adjectif « enragée » est repris sous forme d’anadiploses : « Vous êtes enragée ? / Pour sûr, que j’suis enragée ! / Enragée ! Pourquoi ? »Idem, p. 29. Ce motif de l’enfermement est justement obsédant dans la mesure où Paris a connu en moins d’un an deux sièges meurtriers, celui des Prussiens (automne-hiver 1870-1871) puis des Versaillais (printemps 1871). En outre, les personnages marqués par l’épisode des otages fusillés, se retrouvent chez L’Abbé, loin des combats de rue avant que La Pétroleuse n’y trouve refuge. La folie semble contagieuse puisque M. Bonhomme jubile en revivant sa participation au massacre de Varlin (« Ça m’a fait un plaisir !… J’aurais voulu avoir une massue !… »Idem, p. 23) alors que L’Abbé en est fou de douleur et de honte (« Ah ! je crois que j’en deviens fou, de tout cela. »Idem, p. 24). Par ailleurs l’animalisation des adversaires est un procédé récurrent dans les deux camps et l’on retrouve des éléments des bestiaires révolutionnaires et plus généralement de la guerre civileVoir Les Tragiques d’A. D’Aubigné et les massacres de la Saint-Barthélemy.. On se souvient de l’atmosphère de boucherie et d’abattoir dénoncée par L’Abbé tandis que M. de Ronceville parle de « monstrueuses hécatombes »L’Ami de l’ordre, p. 20 ; M. Bonhomme se désolidarise des communards qui « tombent comme des mouches »Idem, p. 19, sont qualifiés de « bêtes féroces », sont comparés à « des bêtes fauves »Idem, p. 24 ou à « une bête sauvage »Idem, p. 29 et qui, à ses yeux, se sont éloignés des « immortels principes »Idem, p. 18 des premiers idéaux républicains« Voltaire savait distinguer entre la liberté et la licence » (p. 19)..
Inversement, entre l’enfer politique représenté par « les autres » et la sacralisation de l’ordre, le portrait moral de L’Abbé est élogieux sans être dithyrambique« […] je vous sais honnête, franc, loyal, parce que j’ai pu apprécier en vous beaucoup de qualités trop rares à présent. » (p. 11). alors que le naïf discours ancillaire tourne à l’hagiographie de celui qui a failli devenir un martyr de l’HistoireMontmartre et le Sacré-Cœur érigé pour expier les « crimes » de la Commune deviendront des lieux de mémoire tout comme le Père-Lachaise de manière symétrique., voire une figure christique« un homme qui n’a pas son pareil sur la terre », « injurié, insulté, frappé ». Voir I.N.R.I., le roman posthume de Léon Cladel au titre évocateur, avec l’agonie de Varlin et des héros. dans le contexte historique du massacre des otages (Monseigneur Darboy, les Dominicains d’Arcueil) qui constitue un des « actes de barbarie »L’Ami de l’ordre, p. 18 reprochés à la Commune. En revanche la mort de Varlin s’apparente à une lente « montée de Calvaire » comme à la fin d’I.N.R.I. de Cladel Idem, p. 24 : « On lui jetait des pierres, les messieurs lui donnaient des coups de canne, les dames des coups d’ombrelle. Je l’ai frappé, moi aussi […] Le sang a coulé. » Idem, p. 23. On pense à l’agonie de Mathô conspué et maltraité par la foule carthaginoise dans les dernières pages de Salammbô, et dont il ne reste comme Varlin qu’« une loque sanglante » Idem, p. 23. Le lyrisme du désespoir est accentué par les métaphores filées (« abattoirs », « boucherie », « charnier » Idem, p. 8) centrées sur la déshumanisation, les êtres étant réduits à des corps souffrants, à des chairs martyrisées dans un mouvement de régression animale et barbare : « C’est une lutte d’instincts sauvages en révolte, une lutte d’appétits. » Idem, p. 10. La violence historique de la répression militaire est dénoncée sans ambages et sans parti-pris politique, renforcée notamment par les adjectifs épithètes : « Partout, les fusillades sauvages, les exécutions sommaires » Idem, p. 8. L’hypotypose a valeur de dénonciation. La guerre civile« les gens dont vous parlez, dont la mort vous semble si agréable, sont des Français » (p. 21) – Voir La Guerre civile en France de Marx. a dégénéré en guerre de religion d’où la diabolisation des communards « blasphémant le saint nom du Seigneur. Une armée de Barrabas… »L’Ami de l’ordre, p. 7.
Cependant, au fil de la pièce, le propos devient plus nuancé, faisant vaciller le personnage principal qui en vient à douter de Dieu et des hommes à la fin de la pièce : « Ah ! Dieu ! La pitié est donc morte !… Que les hommes sont méchants !… » Idem, p. 8. En effet L’Abbé parle des « insurgés » dès la page 7, de manière plus neutre et moins véhémente que ses hôtes de passage, en déplorant « cette lutte sans merci entre Français, entre frères » Idem, p. 8. Il fait appel aux sentiments de « pitié ou tout au moins de respect » Idem, p. 21 dans une perspective humaniste et dépolitisée dépassant le conflit et les passions partisanes qui appartiennent désormais au passé. L’explication n’est plus de nature politique et idéologique mais psychologique comme le révèle l’éventail de « mauvaises passions » Idem, p. 30 : « haine », « jalousies », « rancunes », « envie ». La gageure consiste à centrer l’intrigue sur L’Abbé, un personnage qui devrait être hostile à la Commune et dont le cheminement jusqu’à la prise de conscience est forcément plus ardu et imprévisible. C’est le moyen de convaincre le spectateur pris au dépourvu devant ce vrai coup de théâtre, ce dénouement inattendu constitué par une conversion qui n’est ni religieuse ni politique mais tout simplement morale. Choisir pour héros un communard ou cette pétroleuse aurait été plus facile mais aussi plus artificiel. Il n’y a plus de vision manichéenne entre les deux camps mais de la souffrance brute qui touche « l’espèce humaine » pour reprendre le titre de Robert Antelme avec une prise de conscience moderne, sartrienne de la responsabilité devant les crimes quels qu’ils soientJ.-P. Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1972 : « un événement social qui éclate soudain et m’entraîne ne vient pas du dehors ; […] cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. […] Si donc j’ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l’entière responsabilité de cette guerre. » (p. 599). : « Et ce crime, il me semble que c’est nous tous qui l’avons commis. » Idem, p. 25. Georges Darien parvient de manière subtile à condamner les pourfendeurs de la Commune sans les attaquer de front, sans ironie en les laissant simplement s’exprimer, leurs propos se retournant contre eux. La Pétroleuse représentant tous les réprouvés et des victimes de la répression n’a pas besoin de prendre la parole – son discours répétitif est totalement creux et, vide, la dessert – pour plaider sa cause : elle fait partie du décor historique en tant qu’élément pittoresque, objet de commisération plus que sujet et actrice de la Commune désormais dépassée. Telle est la force de ce théâtre obliquement subversif, plus efficace que n’importe quelle prosopopée, les vaincus étant réhabilités involontairement et a posteriori par leurs bourreaux et leurs adversaires : in verbis venenum.