Un Théâtre de façade subversif et engagé : désordre de l’Histoire et faux retour à l’ordre chez Georges Darien
le par Thanh-Vân Ton-That
Un huis-clos haletant et un théâtre complexe
Alors que le suspense devrait être limité dans la mesure où la fin de la Commune est connue et inéluctable, Georges Darien crée un effet de surprise et grâce au salut d’une vie, compense les autres massacres. L’impasse historique d’une aventure politique sans issue autre que la mort, est remplacée par une fuite et un sauvetage réussis car comme dans Bajazet, l’espace extérieur est devenu mortel. L’espace clos n’est pas étouffant comme une prison mais au contraire, protège et libère en même temps. C’est ainsi que L’Abbé revient sain et sauf chez lui comme le rappelle Marie au début de la pièce, ses voisins lui rendent visite avant de ressortir et d’affronter les périls urbains et c’est chez lui que La Pétroleuse aux abois trouve refuge. Ce havre de paix civile, lieu de parole et d’échanges, presque sacré et inviolable comme une église – ce qui n’empêche pas l’intrusion des forces de l’ordre – s’oppose à l’agitation, à la violence, aux mouvements et aux cris de la capitale. L’enfer c’est la rue.
De manière classique – et presque racinienneVoir Pyrrhus dans Andromaque : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumais ». L’incendie de Paris le 24 mai 1871 est souvent décrit par les romanciers et les journalistes dans une perspective apocalyptique et cataclysmique (Paris pompéien), par exemple chez Élémir Bourges dans les premières pages de son roman Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (Plon, Paris, 1893) ou dans « Revanche » de Léon Cladel. dans l’évocation de l’incendie – une fenêtre est ouverte sur un avant, sous forme d’analepses plus ou moins distantes substituant à la chronologie des faits telle qu’elle est présentée par Vallès dans L’Insurgé, une vision théâtrale de l’Histoire immédiate. Celle-ci est centrée sur une crise, l’angoisse du moment crucial et l’attente de son dénouement dans tous les sens du terme puisque les pièges se referment et s’ouvrent sur les victimes : « il y a deux heures » ; « la semaine dernière… surtout depuis hier… ce matin encore. » ; « ces jours passés » ; « ces jours derniers »L’Ami de l’ordre, p. 5, 6, 9, 14. La fenêtre réelle et virtuelle s’ouvre également sur un ailleurs extérieur à la scène, en particulier avec les allusions à la rue, la didascalie gestuelle et visuelle redoublant la parole : « Voyez. (Il ouvre la porte du fond et on aperçoit le panorama de Paris en feu.) Tout Paris est en feu. »Idem, p. 8 – Des étrangers affluent, venus contempler la capitale ravagée après la fin de la Commune et à ce voyeurisme touristique s’ajoute la diffusion de cartes postales de Paris calciné et en ruines.. La spectacularisation de l’Histoire (« Ah ! quel drôle de spectacle offre Paris. », « C’est d’un pittoresque ! »Idem, p. 17) favorise le voyeurisme des badauds comme aux jeux du cirque (« les flaques de sang qui obligent à des détours… », « Un plaisir n’est jamais complet. »Idem, p. 17) dans un mouvement de déréalisation déshumanisante transformant les êtres en pitoyables fantoches de l’Histoire : « on fusillait un communard ou une pétroleuse, pour donner de l’animation »Idem, p. 21. L’Histoire est jalonnée de néologismes politiques (la pétroleuse et la dérivation « une canaille de communard qui ne pétrolera plus rien »Idem, p. 15), d’allégories et de symboles. À côté de l’allégorie féminine de la Commune incarnée par La Pétroleuse apparaissent le glaive de la dédicace, l’alliance du trône et de l’autel revendiquée par l’aristocrate, son vieux fusil, la trique symbolisant la justice et le sceptre, la hache et le chassepotIdem, p. 10, 12, 13, 15.
Les personnages sont eux-mêmes spectateurs de l’Histoire commentée sans enthousiasme (« Intéressant, tout au plus… du point de vue… de l’histoire… » Idem, p. 20). Dans une vision saturée d’horreurs, elle est analysée avec le laconisme d’un dénombrement méthodique : « il y a tant de choses à voir, à droite et à gauche : les exécutions, les convois de prisonniers », « Croiriez-vous que, hier seulement, j’ai dénombré dix-neuf cadavres d’enfants. »Idem, p. 16, 17. C’est « la drôle de guerre » avant l’heure, à peine désamorcée par l’anadiplose en chiasme dans cette pièce de théâtre utilisée comme chambre d’échos (c’est nous qui soulignons) : « Ou plutôt, je voudrais vous demander si vous trouvez cela si gai… si amusant… ces monstrueuses hécatombes ? / Ma foi, amusant… gai… non. »Idem, p. 20. Le récit au présent et au passé composé, proche de la chose vue (« On les emmène à Versailles, attachés deux par deux, entre deux haies de cavaliers. » ; « voulez-vous que je vous raconte ce que j’ai vu, pas plus tard que ce matin ?… »Idem, p. 16, 21) ou de la chronique, rappelle certaines pages de L’Insurgé On rapprochera les phrases suivantes de ces lignes de J. Vallès, L’Insurgé, Charpentier, Paris, 1908, p. 327 : « Mardi, 5 heures du matin. / La bataille est engagée du côté du Panthéon. Ah ! que c’est triste, par ce soleil levant, cette descente de civières toutes barbouillées de pourpre humaine ! » // « Toute la journée, hier, on s’est battu dans la rue ; la barricade, un peu plus bas, n’a été emportée que ce matin. […] les communards tiennent encore le haut du quartier et le haut du Père-Lachaise […]. » (p. 7). avec son réalisme macabre voire halluciné à la limite de l’hypotyposeVoir la nouvelle de Cladel « Revanche » et son roman posthume I. N. R. I... Dans son tableau tragique de l’Histoire marqué par des variations (« spectacle horrible ! » ; « Quelle horreur !… », « C’est affreux ! »L’Ami de l’ordre, p. 7, 23, 24), comme la durée limitée n’est pas incompatible avec une évolution rapide digne d’une hugolienne tempête sous un crâneMais contrairement aux Misérables, la prise de conscience et la révolution intérieure concernent ici l’homme d’Église et non le réprouvé., L’Abbé passe de l’hostilité indignée du début, à la compassion et au désir de sauver son prochain / sa prochaine, en partie pour racheter la faute d’un autre (celui qui a livré Varlin à ses bourreaux), dans une loi du talion inversée. Ces discours sont conformes aux témoignages des contemporains et aux clichés de l’époque ; à la limite du reportage, ils ont valeur d’ekphrasis pour les lecteurs qui croient voir surgir la Commune exsangue sur une table de dissection digne de Flaubert, des Goncourt ou du Zola de La DébâcleVoir, dans M.-Cl. Bancquart, Images littéraires de Paris fin de siècle (La Différence, Paris), la célèbre photographie des cadavres alignés dans leur cercueil de fortune au Père-Lachaise. : « L’odeur nauséabonde du sang […] Les cadavres dans des poses terrifiantes [...] des murs étoilés de fragments de cervelle […] ou bien entassés, tête-bêche, troués de plaies »L’Ami de l’ordre, p. 8. On comprend mieux l’anonymat de La Pétroleuse promise aux massacres en série des « moulins à café » Surnom des mitrailleuses utilisées pour les exécutions massives. et aux fosses communes creusées en hâte dans les jardins publics et ailleurs. La Commune est bien « ignoble », « innommable », c’est-à-dire scandaleuse pour le bourgeoisL’Ami de l’ordre, p. 20 mais aussi indicible car la répression versaillaise verse dans l’ubris par sa barbarie inouïeLa répression aurait fait au moins 20 000 victimes (selon Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Dentu, Paris, 1896, p. 394), peut-être beaucoup plus.. Le théâtre fonctionne comme une synecdoque de la réalité historique, un miroir grossissant pour un sanglant spectacle de lanterne magique dans lequel Barbe-Bleue serait versaillais.
Plus proche du théâtre naturaliste que de la tragédie classique ou du drame romantique malgré l’ancrage historique (« Je sais que ma maison n’a été ni incendiée ni pillée. »L’Ami de l’ordre, p. 15 – Contrairement à d’autres lieux emblématiques ou d’autres maisons (celle de Thiers, de Mérimée par exemple).) et géographique, comme le rappelle la didascalie d’ouverture (« La scène est à Paris, le 26 mai 1871, vers le soir. »Idem, p. 4), ce drame ramassé mêle registres et tonalités. L’héroïsme romantique n’étant plus d’actualité – bien que la Commune soit considérée comme la dernière révolution romantique du XIXe siècle« Elle serait l’ultime manifestation de la révolution romantique ; elle signifierait la fin d’un monde : celui des métiers et des illusions socialisantes qu’ils ont jadis suscitées. » (François Gresle, « Conscience de classe, mobilisation politique et socialisme en France, au XIXe siècle. Une revue de travaux anglo-saxons récents », Revue française de sociologie, XXIV, 1983, p. 549) – Georges Darien présente ironiquement Thiers comme « un grand homme »Idem, p. 19 et se contente d’un héros humble dont la grandeur reste discrète, avec L’Abbé pourtant critiqué par l’aristocrate : « Vous manquez d’énergie, d’élévation et de grandeur, aujourd’hui, messieurs du clergé… »Idem, p. 11. Le héros dérisoire dans une veine héroïcomique est représenté d’une part, par M. Bonhomme (« j’ai toujours été un peu risque-tout. »Idem, p. 15) qui n’a pas participé « à la guerre contre l’Allemagne »Idem, p. 17 parce qu’il a « la vue un peu basse » au sens propre et figuré ; d’autre part, par M. de Ronceville, un aristocrate qui n’a pas les moyens et le champ de bataille qui lui permettraient de réaliser ses ambitions et ses prouesses. Lui qui « tous les jours, sous les balles, le quartier en feu […] venait prendre [des] nouvelles » de L’Abbé offre l’autoportrait suivant : « Je suis loin d’être un héros. D’ailleurs, j’étais armé. J’avais ma canne. », « Et puis, je suis habitué au danger. Je suis un dur-à-cuire, moi. »Idem, p. 9.
Par-delà la réflexion sur la survie de l’héroïsme en temps de guerre civile, Georges Darien joue avec une intertextualité flagrante pour le spectateur et le lecteur du XIXe siècle, moins avec le Victor Hugo de Torquemada que celui des Misérables et des Châtiments – avec l’écho de « l’ordre est rétabli » et cette collusion d’intérêts entre le politique et le religieux, nouvelle version de « l’alliance du trône et de l’autel ». En effet, L’Abbé qui cache La Pétroleuse traquée et ment en espérant sauver la vie et surtout l’âme de celle qui a péché, du moins politiquement (« si je me résous à vous donner asile »Idem, p. 31), ressemble étrangement à l’abbé Myriel qui protège Jean Valjean quand les gendarmes le ramènent chez lui. En revanche, on ignore si La Pétroleuse échappera réellement à ses bourreaux et si elle tirera une leçon de générosité de cette (més)aventure. Darien laisse fortement planer le doute en créant ce personnage ni bon ni méchant, simple et obtus. Remontant le cours de l’histoire littéraire, il multiplie non seulement les regards mais fait résonner aussi les voix du dilemme cornélien, avec l’invitation à siéger dans ce mini-tribunal de l’Histoire (« Prenez donc un siège, M. Bonhomme. »Idem, p. 16 – Corneille, Cinna, acte V, scène 1 : « Prends un siège, Cinna […]. »). Il fait surgir un Tartuffe versaillais (« un gros curé, ventre majestueux, face rubiconde »Idem, p. 21) ou des obsessions shakespeariennes en pleine Commune (« Ah ! j’étouffe ! C’est comme un regard qui m’étrangle. […] Ah ! ce sang versé stigmatise nos fronts. Si je pouvais effacer cette tache !… »Idem, p. 25 – Écho de Macbeth, acte V, scène 1 : Lady Macbeth est hantée par la tache indélébile et l’odeur du sang que ne pourraient effacer « tous les parfums de l’Arabie ».). Le dramaturge évite l’écueil des parodies faciles en conservant une unité de ton et une gravité constante.
Grâce à cette relative impression d’unité, principalement autour de la récurrente couleur rouge puisque tous ont du sang sur les mains, le drame en un acte de Georges Darien se rapproche plus de la nouvelle – par sa brièveté, sa simplicité, son réalisme et sa construction autour d’une crise – que du roman, généralement plus développé, approfondi et dense. On est à la limite de l’invraisemblance (« Le hasard vous sert à souhait. »Idem, p. 27), lorsque la parole devient prophétique et performative : « Il faudrait qu’un de ces scélérats vînt vous demander asile, chercher refuge chez vous, et vous conviendrez… (On sonne et un grand bruit à la porte.) […] Le scélérat dont vous parliez sans aucun doute. »Idem, p. 25. Comme nous l’avons vu précédemment, L’Abbé rappelle l’abbé Myriel par son indulgence et sa générosité mais son dilemme ressemble plus à celui de Jean Valjean : dénoncer la rebelle ou « racheter l’erreur commise » et « mentir », commettre un « parjure » certes, mais pour sauver une vieIdem, p. 32, 35. Ces ambivalences révèlent un théâtre engagé au service d’une thèse difficile à faire passer dans un contexte encore délicat à l’heure où la Commune est taboue et n’est pas encore devenue un mythe.