Sur Le Printemps de la Sociale d’André Fontaine (1974)
le par Édouard Galby-Marinetti
L’histoire en scène
Le Printemps de la Sociale contient un appareil paratextuel diversifié exprimant en raccourci sur quatre pages les priorités du projet créatif. L’objet publié s’ouvre sur une suite de seuils textuels qui, dans le contexte du drame, entretiennent une relation d’amorce scénique semblable à la fonction didascalique. L’Introduction est une citation, l’extrait du discours de Jean Jaurès publié dans L’Humanité (18 mars 1908) en pleine page et commémorant la Commune. L’introduction est suivie par une Note de l’auteur, écrit programmatique réglant quelques partis pris auctoriaux doublés d’indications d’adaptation. Viennent ensuite en exergue deux courtes citations, poétiques et chantées, de Pottier et de Louise Michel, enfin la liste des différents personnages (souvent célèbres) intervenant dans la dramaturgie, les premiers dévoués à l’affirmation de la bonne cause, les seconds nommés à la défense du débat contradictoire, tous participants bénévoles. Cette répartition des blocs de force renverse l’invariabilité de l’ordre organisé en adjuvants et opposants. Rien ainsi ne dit mieux la pensée de l’auteur, son vœu d’équilibre, décidé à sortir de l’arène des passions les faits et les arguments de la Commune, clamant cette égalité des invités, celle aussi de ses propres vues à la fois engagées et critiques. La Note est particulièrement intéressante car elle esquisse les grandes lignes théoriques, la foi dans les mots, la croyance aussi dans la puissance d’échange et d’incarnation du verbe. Cette conviction de la centralité de la voix conduit à la nécessité de retrouver les traces d’une oralité, de renouer aussi avec la temporalité théâtrale, avec ses protocoles. Dans cette conception, le théâtre, c’est le vivant, il est par essence l’espace de présentification, il apporte un idéal empirique, l’approche expérimentale d’une Histoire vivante, actualisée, scène directement tirée de son apparition originelle, offrant comme une trouée spatio-temporelle. Fontaine vise une restitution historique à la mesure du présent théâtral, dans la temporalité du jeu, dans le parler direct aux spectateurs : la Commune « mérite plus que la conservation… Alors place au théâtre ! »A. Fontaine, op. cit., p. 6
L’expérimentation théâtrale fournit ce possible système d’expression collective, seul capable « d’emmagasiner et d’ordonner les innombrables messages » du monde et des hommes. Œuvre de conjonction, cette synthétisation des discours n’est pas œuvre de généralités, elle fait socle au langage, elle est instruction commune. Aussi le médium théâtral fournit un plausible développement à l’étude, à la recherche de la vérité. L’exécution intégrale de son projet scripturaire et scénique conduit Fontaine à une retemporalisation de l’histoire, à une reconsidération de la nature des faits. Elle est instrument d’enseignement, de prégnance et d’approfondissement des leçons du passé, d’accouchement et d’éclaircissement des vérités contenus dans le legs, dans son emprise sur le présent. Auguste Blanqui s’exclame devant ses juges qui testent sa résistance :
L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie, pour le bastion… vingt ans ! La communauté s’avancera pas à pas, parallèlement à l’instruction, sa compagne et son guide.Ibid., p. 15
Histoire et fiction, l’enseignement croisé
L’acte scénique consiste dans sa complexité à fournir le laboratoire pour une expérimentation textuelle où les sources écrites dans la trajectoire d’un siècle de lutte sociale entrent en questionnement avec une écriture actuelle en recherche d’expression de la vérité. Peut-on parvenir à une cohésion, à donner vie à cet amalgame de paroles, véritable enclavement de deux ensembles de textualité ? Est-ce servitude réciproque ? Par l’emploi d’un vaste appareil citationnel, le travail de l’historien consiste à convoquer les preuves et les témoins. Cette entreprise débouche sur un immense collage transcrivant la parole publique, l’écho des voix traversant les rues, imprimant les journaux, les chansons, les affiches et toute personne. Ces matériaux composites forment le foyer d’une réalité, pas seulement un paysage, une teinte picturale ou une caution, ils sont les fibres, la matière ligneuse du propos dramatique, c’est par leur croisement avec le matériau d’imagination que l’auteur s’inclut historien, que l’acte de création trouve son vrai public, accomplit sa mission de dire et d’enseigner l’histoire par sa transfiguration en vivant, en pleine restitution des réalités humaines et des rapports, en pleine logique de concordance avec le cours des sociétés, avec la signification de la mémoire. L’enquête est historiographique, elle est aussi un reportage sur la matière vive, elle bâtit enfin une œuvre d’invention. La rencontre de ces trois pôles d’expression s’accomplit dans le creuset scénique. C’est d’ailleurs à lui qu’incombe la mission d’enseignement. L’art dramatique éduque :
Dans une république, ils [les théâtres] doivent être considérés comme de grands établissements d’instruction et n’être que cela […]. Le théâtre est le plus grand et le meilleur enseignement pour le peuple. Les gouvernements qui nous ont précédés avaient fait du théâtre l’enseignement de tous les vices. Mais nous en ferons l’enseignement de toutes les vertus civiques, et d’une nation de corrompus nous ferons une nation de citoyens.Ibid., p. 159
Le procédé créatif adopté par Fontaine obéit à un travail non d’agglutination mais de défragmentation, de tissage de différents plans d’auteurs (inspirations), de temps et d’espace. Il s’agit de décanter l’éclatement de la parole publique dispersée par l’éloignement et l’oubli. Sur la scène paginée s’invite tout un éventail de dates1846, 1869, 1908, 1968 : ces dates forment la trajectoire des grandes espérances populaires en France, marquant la veille des changements sociétaux. dépassant les entités des régimes politiques, ces séquences chronologiques sont ligaturées autour de la seule date de représentation, dans ce temps de la scène jouée. Liaison est faite dans une sorte d’idéalisme temporel ; le saut chronologique, l’anachronisme sont instances d’éclaircissement, de transmission de la réalité passée. Fontaine, il est vrai, soutient le discours de l’honnêteté plutôt que celui de l’objectivité, la fidélité prime sur une exactitude détournée ou sur une neutralité trompeuse. Les courbures du temps se rejoignent dans l’acte théâtral, dans la mise en voix et en mouvement des mots. L’expérience scénique rassemble et justifie, donne à sentir et à comprendre la réalité diffuse des événements qui sont eux-mêmes, comme la critique moderne nous y a habitués, un ensemble de plusieurs expositions temporelles, un détournement optique, renfermant sous une unité de surface une véritable diffraction entre divers points de vue historiques, toute une généalogie d’observateurs accordant in fine le primat à l’exégète du présent, à ses préoccupations actuelles. Cette conception rédemptrice de l’écriture scénique, son apostrophe aux vivants, à ceux qui, présents, voyagent dans leurs origines, animent ce qui n’est plus, cette dimension pourtant personnelle d’eux-mêmes dont ils sont tributaires, héritiers et continuateurs (« ce peuple d’hier et d’aujourd’hui »).