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Événement le 18/05/2013 : Rencontre autour des représentations de la Commune de Paris

L’Insoutenable Théâtralité de la Commune

le par Casiana Ionita

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La Théâtralité malmenée
Là où Du Camp et Zola voient une dangereuse flexibilité dans toute forme de théâtralité, Goncourt et Daudet gardent un certain respect pour l’art du théâtre. Comme une grande partie des écrivains bourgeois du XIXe siècle, ils continuent à le considérer comme l’art le plus noble et ils font des efforts pour que leurs pièces soient jouées par les théâtres les plus prestigieux de ParisVoir M. Carlson, The French Stage in the Nineteenth Century, Scarecrow Press, Metuchen, 1972.. Cela ne veut pas dire que ces deux auteurs regardent les acteurs d’une manière favorable : ils acceptent et même cultivent les préjugés contre les acteurs et surtout contre les actrices, en se concentrant plutôt sur le prestige qu’on peut gagner comme auteur dramatiqueLe roman d’Edmond de Goncourt La Faustin (1882) est un exemple de cette propagation des préjugés contre les actrices.. Pour eux, le « bon » théâtre commence avec une pièce bien écrite, jouée par des acteurs qu’ils méprisent mais qui doivent savoir comment interpréter leurs rôles, et vue par des spectateurs éduqués qui apprécient l’art d’une manière rationnelle, non pas émotionnelle comme « les foules ». Cette attitude a, certes, un grand impact sur leur manière de décrire la théâtralité de la Commune. Il ne s’agit plus d’un préjugé antithéâtral englobant mais plutôt d’une accusation qui porte sur le détournement de la « bonne » théâtralité bourgeoise pour les buts d’un mouvement révolutionnaire formé par des gens qui ne comprennent pas le rôle précis et circonscrit du théâtre dans la société.
Pour parler de la théâtralité de la Commune, Daudet compare la fin de la guerre avec un événement réel contemporain : le naufrage d’un paquebot transportant une troupe de mimes italiens. Tout ce qui reste de cette troupe après le naufrage, ce sont les costumes typiques de la commedia dell’arte qui continuent à jouer leurs rôles dans l’eau. Le pouvoir de signification des costumes sans l’aide du corps humain vient de la formalisation du mime italien qui a créé depuis des siècles un certain horizon d’attente pour les spectateurs. Les mimes sont en fait moins importants que les costumes et le scénario parce qu’ils ne peuvent guère les modifier. Un Pierrot doit toujours jouer un certain rôle. Même s’il pouvait improviser, cela devrait suivre des paramètres assez stricts. Il ne pourrait jamais devenir Arlequin, tout comme Colombine ne pourrait emprunter le rôle de PierrotK. Richards et L. Richards, The Commedia dell’Arte : a documentary history, Shakespeare Head Press, Oxford, 1990.
Pour Daudet, les derniers moments de la Commune ressemblent à ce naufrage qui avait dévoilé le mécanisme théâtral pour en montrer les vrais ressorts :

Je sentais que la Commune, près de sombrer, tirait sa volée d’alarme. À chaque minute, je voyais le flot monter, la brèche s’élargir, et, pendant ce temps-là, les hommes de l’Hôtel de ville, accrochés à leurs tréteaux, continuant à décréter, décréter dans le fracas du vent et de la tempête ; puis un dernier coup de mer, et le grand navire, s’engloutissant avec ses drapeaux rouges, ses écharpes d’or, ses délégués en robes de juges, en habits de généraux, ses bataillons d’amazones guêtrées, empanachées, ses soldats du Cirque, affublés de képis espagnols, de toques garibaldiennes, ses lanciers polonais, ses turcos de fantaisie, ivres, furieux, chantant et tourbillonnant… Tout cela s’en allait pêle-mêle à la dérive, et de tant de bruit, de folies, de crimes, de pasquinades, même d’héroïsmes, il ne restait plus qu’une écharpe rouge, un képi à huit galons et une polonaise à brandebourgs, retrouvés un matin sur la rive, tout souillés de vase et de sang.A. Daudet, « Le Naufrage », Quarante ans de Paris, 1857-1897, La Palatine, Genève, 1945, p. 108-109

La comparaison d’un naufrage réel à celui métaphorique de la Commune est quand même défaite vers la fin du paragraphe. Les costumes qui flottent après la révolution s’avèrent être moins animés et ne réussissent pas à recréer l’action sans les acteurs comme les costumes italiens. Si cela arrive, c’est parce que, pour Daudet, la Commune a emprunté des costumes qui ne lui appartenaient pas, des accessoires qui devaient symboliser l’autorité politique (drapeaux, lanciers, robes de juges, képis, toques) mais que les communards n’avaient pas le droit de porter. Le flot de ces costumes en dérive ne fait donc que confirmer la transgression des révolutionnaires qui ont franchi les règles sociales, essayant de faire jouer à un Pierrot le rôle d’Arlequin.
La métonymie qui remplace les corps des communards par des costumes apparaît aussi chez Goncourt, qui écrit le 28 mai : « La grande destruction commence, se suivant d’une manière continue, au Châtelet. Derrière le théâtre brûlé sont étalés sur le pavé les costumes : de la soie carbonisée, où éclatent çà et là des paillettes d’or, des scintillements d’argent » E. de Goncourt, Journal, mémoires de la vie littéraire, deuxième série, volume 1, 1870-1871, Flammarion, Paris, 1890, p. 327. Pendant la Semaine sanglante, le Théâtre du Châtelet fut un des lieux de bataille les plus violents, occupé par les communards et entouré par les Versaillais qui exécutaient la plupart des gens sortant du théâtre. Les costumes carbonisés sont donc substitués ici aux cadavres des communards qui disparaissent complètement de ce tableau. Si chez Daudet les communards avaient utilisé les uniformes officiels comme des costumes de théâtre, en croyant que, s’ils les portaient, ils gagneraient vraiment le pouvoir politique, chez Goncourt ces costumes théâtraux sont la preuve de l’illusion mise en scène par la Commune à cause de leurs paillettes et scintillements qui montrent la fausseté de l’entreprise communarde. Dans cette scène finale décrite dans son Journal, les scintillements ne sont plus le signe d’une grandeur théâtrale mais plutôt un symbole des dangers de l’usurpation telle qu’elle a été mise en pratique par la Commune.
Après toutes les actions de la Commune auxquelles il a assisté sans le vouloir et qu’il n’a pas cessé de décrire comme des spectacles, Goncourt profite des derniers moments de la Commune pour l’accuser encore une fois de ses actions théâtrales mais aussi pour se réapproprier la théâtralité bourgeoise. Cette réappropriation est permise par la localisation de la scène qu’il décrit : le Théâtre du Châtelet, un symbole de la théâtralité bourgeoise. Les deux théâtres de la Place du Châtelet (l’autre étant le Théâtre Lyrique) ont été construits par Haussmann avec le but spécifique de créer un espace ordonné et hiérarchisé pour le public bourgeois : ils ont été les premiers théâtres où toutes les places ont été numérotées et les prix ajustés pour refléter la qualité de chaque placeJ. Rancière, « Le Bon temps ou la barrière des plaisirs », Les Révoltes logiques, n°7, 1978, p. 55-56. Mais le désordre qui devrait être évité par cette mesure, qui rendait la présence des ouvriers improbable, y est rentré pendant la Semaine sanglante lorsqu’un groupe de communards se sont barricadés dans l’immeuble. La ruine du théâtre, avec ses costumes brûlés, fonctionne ainsi comme un moment cathartique qui met fin à l’usurpation de l’espace théâtral bourgeois par les communards et, à la longue, devrait aussi rétablir la distinction effacée par la Commune entre acteurs et spectateurs.

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