L’Insoutenable Théâtralité de la Commune
le par Casiana Ionita
Qu’est-ce qu’un acteur ?
Au lieu de louer l’idée de la participation au gouvernement, le discours anti-communard sur la théâtralité offre un argument inverse, se concentrant sur la fausseté de ce mouvement politique. Très fréquemment les actions des communards sont décrites avec des termes du vocabulaire de la théâtralité – spectacle, acteurs, drame, jouer, se déguiser, bouffonnerie – dont l’accumulation accentue l’effet péjoratif. Il convient d’ajouter que la fin du XIXe siècle a vu peu d’œuvres littéraires sur la Commune et que les textes sur lesquels nous nous concentrerons ici se présentent tous comme des textes factuels, écrits pendant la Commune ou juste après sa fin. Du Camp affirme dans Les Convulsions de Paris qu’il offre un témoignage sincère voire historique, Émile Zola écrit ses articles de Paris pour un journal marseillais, Edmond de Goncourt continue son journal seul après la mort de son frère, et Alphonse Daudet note ses impressions à quelques kilomètres de Paris, mais il prétend tout voir grâce aux journaux et tout entendre grâce à la proximitéLes textes de Goncourt et de Daudet ont été écrits en mars-mai 1871 mais publiés plus tard, dans les années 1880.. Leur discours antithéâtral et anti-communard est marqué par des ambiguïtés que les auteurs ne confrontent pas directement, mais qui apparaissent dans les décalages entre les définitions des termes employés.
Ceci est très frappant dans le cas du mot « acteur », utilisé par Du Camp dans des contextes contradictoires, qui rendent le statut de l’acteur plus compliqué. Pour prendre un exemple du quatrième volume, mais qui n’est pas du tout isolé, l’un des portraits récurrents des communards en tant qu’acteurs les présente comme des hommes sans direction, qui ne font que suivre leurs désirs charnels à l’abri de grandes devises politiques : « L’orgie a été la principale préoccupation de la plupart de ces hommes, acteurs secondaires d’un drame auquel ils participaient sans trop le comprendre ; ceux-là, et c’était le plus grand nombre, ne se souciaient ni de l’avènement du prolétariat, ni de la rénovation sociale »M. Du Camp, op. cit., p. 115. Toutefois, quelques pages plus loin, lorsqu’il parle des assassinats des prêtres, Du Camp décrit les mêmes personnes avec le même mot, mais d’une façon différente :
Ce qu’il y a de désespérant dans cette aventure, c’est que ceux qui s’y sont mêlés ont paru de bonne foi ; on dirait qu’ils s’imaginent avoir vengé de vieilles injures, avoir délivré l’humanité et fait acte de justice. Rien n’est accidentel dans cette œuvre, tout est voulu, tout est prévu. C’est une sorte de drame dont le scénario a été déterminé d’avance et que les acteurs suivent servilement.Ibid., p. 191-192
Si, dans le premier extrait cité plus haut, Du Camp insiste sur l’incapacité des communards à lutter pour une cause politique, ici il affirme le contraire, et, tout en utilisant des conditionnels et des qualificatifs, il adopte la rhétorique communarde pour dire que ses partisans suivent en fait un plan concret et des idéaux plus hauts que l’orgie décrite auparavant.
Cette tension entre les deux passages est motivée par la double intention de l’auteur ainsi que par la double signification du mot « acteur ». D’abord, dans le premier passage, Du Camp décrit les communards comme des gens qui se laissent guider par leurs désirs et qui ne savent pas vraiment ce qu’ils font. Ils sont donc « des acteurs » parce qu’ils ne se soucient pas des conséquences de leurs actes et ils se comportent comme s’ils étaient dans une pièce de théâtre plutôt qu’au centre d’un événement politique réel. Mais peut-on accuser un acteur de théâtre des crimes du personnage qu’il joue ? C’est pour éviter cet embarras logique que Du Camp recourt dans la deuxième citation à la métaphore d’un scénario très fidèlement suivi. « Le scénario » est, certes, un terme théâtral. Néanmoins, l’insistance de Du Camp sur la volonté des communards qui choisissent de le suivre « servilement » indique qu’ils ne sont plus guidés par les passions mais plutôt par un plan concret et des valeurs rationnelles telle « la justice »Cette distinction revient au Paradoxe sur le comédien (écrit entre 1773 et 1777) où Denis Diderot explique que l’acteur doit rester rationnel pour jouer passionnément.. Donc, si dans le premier passage ils sont acteurs parce qu’ils jouent, dans le deuxième ils le sont parce qu’ils agissent délibérément. Le grand problème pour Du Camp est que, dans son effort de condamner la Commune comme une représentation théâtrale qui n’a pas la valeur réelle d’un événement politique, il risque d’annuler tout pouvoir réel exercé par les participants.
L’insistance de l’auteur sur la théâtralité des communards provoque ainsi une ambiguïté en ce qui concerne leur responsabilité pour leurs actions. À la fin du conflit, lorsque les Versaillais ont gagné le pouvoir, Du Camp se heurte de nouveau au problème du jugement d’un acteur : « Ce spectacle de révolutionnaires reniant la révolution, de persécuteurs se déguisant en sauveurs, ne fut point épargné aux conseils de guerre qui eurent à juger les acteurs de la Commune. Ce fut très laid. On s’attendait à mieux de la part d’hommes qui avaient affiché de si exorbitantes prétentions »M. Du Camp, op. cit., p. 278. Même si les conseils de guerre essaient de juger les révolutionnaires comme des criminels de guerre, la structure même de ce que Platon décrit comme la théâtrocratie ne permet pas ce type de jugement direct. En effet, l’un des traits principaux de la théâtrocratie qui inquiète le plus le philosophe grec et ceux qui adoptent la même perspective antithéâtrale est la malléabilité qui permet aux acteurs de changer de rôle et d’échapper au jugement d’une autorité immuable. Pour Du Camp, le rôle du gouvernement versaillais serait donc de punir les acteurs de la Commune précisément pour leurs « prétentions » théâtrales, qui les ont menés à croire qu’ils pourraient être plus que les spectateurs d’un gouvernement hiérarchisé et devenir acteurs avec des droits politiques dans un autre type d’organisation gouvernementale.
Dans ces passages, Du Camp ne fait pas de différence entre les sexes. Bien qu’il consacre quelques pages aux « pétroleuses », les femmes qu’on accusait d’avoir incendié Paris à la fin de la Commune, et qu’il contribue à la création de leur mythe tout en affirmant qu’il ne croit pas à leur existence, cette distinction est moins visible dans ses quatre longs volumes que sa haine pour les classes populairesPour le mythe des pétroleuses voir É. Thomas, Les Pétroleuses, Gallimard, Paris, 1963. Pour une interprétation différente qui se concentre sur la féminité de la Commune et sur la manière dont Du Camp représente les femmes, voir J. Beizer, Ventriloquized Bodies : Narratives of Hysteria in Nineteenth-Century France, Cornell University Press, Ithaca, 1994, p. 205-226.. Par contre, dans ses articles pour Le Sémaphore de Marseille écrits pendant la Commune, Zola parle de la théâtralité de la révolution seulement par rapport aux actions des femmes communardes. Bien que ses propos soient compliqués par cette misogynie, il se heurte au même paradoxe du statut de l’acteur que Du Camp. L’article de Zola sur les communardes commence par une longue explication du statut des petites bourgeoises et des ouvrières qui se considèrent comme les égales de leurs maris et qui ont des avis politiques : « la femme dit tout haut son opinion politique et souvent l’impose à son mari »É. Zola, « Lettres de Paris », Le Sémaphore de Marseille, avril 1871 ; republié dans N. Priollaud (dir.), 1871 : La Commune de Paris, L. Levi, S. Messinger, Paris, 1983, p. 138. D’abord, lorsqu’il parle de l’engagement des femmes dans la lutte communarde, Zola semble leur reconnaître un pouvoir réel même s’il ne l’apprécie pas, mais, vers la fin de l’article, il se moque de leurs actions et finit avec une image qui contredit directement le début de son texte :
Un club où une femme ne parlerait pas ressemblerait à une comédie où tous les rôles seraient confiés à des hommes. Rien de plus fastidieux. Il faut toujours qu’une jupe ou deux viennent égayer l’auditoire. Aussi je soupçonne les organisateurs de clubs de ménager toujours, à un moment donné, l’apparition du sexe enchanteur, comme les dramaturges ménagent les ballets. J’ai vu deux ou trois de ces « oratrices ». Elles sont, pour la plupart, jeunes et jolies. Elles lisent d’habitude leur bout du discours, mais avec cet aplomb des femmes qui se savent plus regardées encore qu’écoutées.Ibid., p. 141
Pour ôter tout pouvoir politique à ces femmes, Zola emploie des métaphores théâtrales qui renforcent la structure hiérarchique des sexes : les organisateurs de clubs, tous des hommes, sont des « dramaturges » qui mettent en scène des « ballets » ou une « comédie ». En employant ce vocabulaire théâtral, l’écrivain diminue la contribution des femmes à la Commune quelques lignes après avoir décrit leur passion pour la politique et leur acharnement contre les Versaillais. De plus, assimiler les oratrices à des actrices suggère une comparaison à des prostituées – une idée que Zola a développée quelques années plus tard dans Nana (1880). On retrouve donc ici une double tradition misogyne : d’une part la condamnation des actrices pour leurs mœurs décadentes et, de l’autre, la culpabilisation des femmes pour divers maux de la société bien que, simultanément, on leur nie l’accès à toute forme de pouvoir politiqueDans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Rousseau esquisse un portrait de l’actrice comme prostituée, une image qui continuera d’avoir un grand impact au XIXe siècle. Pour une discussion du statut de l’actrice, voir M. L. Roberts, Disruptive Acts : The New Woman in Fin-de-Siècle France, University of Chicago Press, Chicago, 2002..