L’Insoutenable Théâtralité de la Commune
le par Casiana Ionita
La Théâtralité de la participation populaire
Deux histoires très différentes de la Commune, publiées quelques années après sa fin, sont de bons exemples des discours antagonistes sur la théâtralité. Le premier livre, Histoire de la Commune de 1871 (1876) du journaliste communard Prosper-Olivier Lissagaray, reste une source essentielle pour les historiens contemporains qui le citent souvent. Parus deux années plus tard, Les Convulsions de Paris de Du Camp offrent une riposte virulente à l’histoire de Lissagaray. Du Camp est en fait invoqué de nos jours comme un représentant de l’attitude bourgeoise conservatrice qui a caractérisé la plupart des écrivains célèbres de l’époque. En dépit de leurs désaccords cruciaux, ces deux témoignages ont en commun la description de la Commune comme un événement théâtral par excellence, perçu comme tel non seulement par Lissagaray et Du Camp mais aussi, selon eux, par les communards et leurs ennemis. Ainsi les élections des délégués de la Commune sont-elles décrites par les deux auteurs comme une manifestation théâtrale, mais ils comprennent cette théâtralité de manière opposée. Si pour Lissagaray il s’agit d’un « spectacle grandiose d’un peuple reprenant sa souveraineté »H. P. O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, E. Dentu, Paris, 1896, p. 149, pour Du Camp l’atmosphère en est très différente : « La “solennité” de la proclamation des votes fut très bruyante. Je l’ai vue. On cria, on chanta, on s’agita. Tout cela avait l’air forcé. On eût dit que les acteurs de cette bouffonnerie ne croyaient pas à la réalité de leur rôle »M. Du Camp, Les Convulsions de Paris, vol. IV, Hachette, Paris, 1881, p. 14. D’un côté, pour un partisan de la Commune tel Lissagaray, la théâtralité devient une métaphore pour la mise en place (et en spectacle) de la souveraineté populaire. De l’autre côté, l’attitude de Du Camp est représentative des anti-communards, qui insistent sur la théâtralité de la Commune pour la délégitimer en montrant qu’elle n’est que l’imitation d’un gouvernement puisque, selon eux, le vrai gouvernement serait celui de Thiers, qui se trouvait à Versailles.
Chez Lissagaray, l’impact de la théâtralité de la Commune devient clair surtout vers le milieu de son livre, lorsqu’il décrit les dernières journées de la Commune. Même si les lecteurs savent déjà quelle en sera la fin, ces derniers moments sont marqués par une extrême effervescence grâce à la manière de Lissagaray d’organiser un chapitre entier comme une promenade dans le Paris qui fête la Commune par des spectacles et des débats publicsH. P. O. Lissagaray, op. cit., p. 298-311. Après avoir décrit les marges de la Commune, avec ses barricades et les zones de la bataille contre les Versaillais, il se concentre sur trois lieux ouverts à tous les Parisiens pour encourager leur participation politique : les théâtres qui ne s’ouvrent pas pour faire des profits, mais pour donner des représentations au bénéfice des soldats, des veuves, et des orphelins ; les églises qui sont devenues des lieux de rencontre pour des clubs politiques divers qui y débattent ; et les concerts donnés dans le jardin des Tuileries où les artistes déclament et chantent pour un grand public. Lissagaray ne mentionne pas les titres des pièces, mais seulement « les foules » qui se retrouvent dans six théâtres différents et à l’opéra, des spectateurs prêts à contribuer au bien-être de ceux plus affectés par la guerre.
Il insiste encore plus sur « les spectacles que Paris n’a pas vus depuis 1793 », c’est-à-dire les réunions des clubs politiques dans des églises qui restent ouvertes à tout le mondeH. P. O. Lissagaray, op. cit., p. 298-311. Il s’agit, comme Lissagaray le suggère, d’une pratique empruntée à la Révolution de 1789, dont le but est de permettre au plus grand nombre de citoyens de participer au processus politique. Dans ces églises, on débat de la politique de la Commune, on vote sur les décisions du jour et on communique les résultats à l’Hôtel de villeCette image idyllique est corrigée par S. Edwards, The Paris Commune 1871, Eyre and Spottiswoode, London, 1971, p. 277-312.. Le processus est censé être ouvert à tout le monde, homme ou femme, de n’importe quelle classe sociale. Le but de ces rencontres n’est pas seulement de faciliter la participation directe mais aussi de créer « provision de flamme et de courage », donc de donner aux citoyens l’occasion de sentir qu’ils font partie de la CommuneH. P. O. Lissagaray, op. cit., p. 369. Le symbolisme en est évident puisque la relation verticale mise en place par l’église est effacée par l’appropriation de cet espace et sa transformation en un lieu de discussions. Les concerts des Tuileries ont le même objectif : rassembler les Parisiens pour leur montrer qu’ils appartiennent à une grande communauté et donc mettre en place une certaine « harmonie » à travers les chansons interprétées par de grands acteurs et actrices, mais qui peuvent aussi être chantées par les participants.
Ces trois types de manifestations permettent à Lissagaray de mieux définir la théâtralité de la Commune. Le « spectacle grandiose » qu’il avait déjà loué après les élections continue avec ces efforts d’impliquer les Parisiens dans le gouvernement communard, de les transformer donc en acteurs plutôt qu’en observateurs passifs. Cela entraîne aussi une redéfinition du statut des spectateurs. Ceux qui vont aux pièces jouées pour le bénéfice des soldats ou des enfants ne le font plus seulement pour le plaisir et le divertissement mais aussi pour aider leurs concitoyens ; ceux qui assistent aux concerts de Tuileries participent à une célébration collective des idéaux de la Commune ; et ceux qui vont aux rendez-vous des clubs dans les églises contribuent directement au processus politique. Si les concerts pouvaient faire penser au concept de la « fête » célébrée par Rousseau au dépens du théâtre parce qu’elle permettrait une vraie participation collective, Lissagaray ne fait pas de distinction entre les trois types de manifestations (concert, pièce de théâtre, club politique)Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Dans tous ces contextes, il préfère mettre en relief la théâtralité de la participation populaire en employant le terme de « spectacle » qui reste toujours positif dans son témoignage.