L’Insoutenable Théâtralité de la Commune
le par Casiana Ionita
Résumé
Cet article analyse la relation entre la théâtralité et la politique dans le contexte du très court gouvernement communard. Dans un premier temps, nous étudierons la manière dont l’historien communard Prosper-Olivier Lissagaray dépeint la Commune en termes théâtraux pour souligner l’impact de la participation collective dans ce moment démocratique. Nous nous concentrerons ensuite sur des textes non-fictionnels écrits par des auteurs anti-communards tels Zola, Goncourt, Daudet et Du Camp et nous verrons comment ils redéfinissent la théâtralité pour minimiser l’impact politique de la Commune. Ces textes représentant des points de vue différents mais ayant recours à des tropes similaires montrent en quoi la théâtralité peut compliquer la description d’un événement politique en dévoilant toute une série d’ambiguïtés et de décalages.
Pendant la Commune de Paris et dans les premières années après sa répression, les ennemis des communards les ont constamment décrits comme « sauvages » ou « dépravés »P. Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, F. Maspero, Paris, 1970. Dans leurs récits non-fictionnels portant sur la Commune, plusieurs auteurs importants du dix-neuvième siècle tels Émile Zola, Maxime Du Camp, Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt ont recyclé ces insultes tout en soulevant un autre problème : la théâtralité des communards. Ces écrivains anti-communards ont ainsi contribué à une longue tradition antithéâtrale remontant à Platon. Dans La République, le philosophe condamne toute forme d’imitation, y compris le théâtre, à cause de ses effets néfastes sur un public qui risque de prendre la représentation pour la réalitéJ. A. Barish a étudié la longue histoire de ce préjugé dans son livre The Antitheatrical Prejudice, University of California Press, Berkeley, 1981. Platon pousse ces arguments encore plus loin dans son dernier dialogue, Les Lois, où il accuse les poètes qui mélangent les genres d’instiguer le pire régime possible – la théâtrocratie :
[Les compositeurs] inculquèrent au grand nombre la désobéissance aux règles dans le domaine des Muses, et l’audace de se croire des juges compétents. La conséquence fut que le public du théâtre qui jadis ne s’exprimait pas se mit à s’exprimer comme s’il s’entendait à discerner dans le domaine des Muses le beau du laid ; et à une aristocratie dans le domaine des Muses se substitua une « théâtrocratie » dépravée.Platon, Les Lois, traduit par L. Brisson et J.-F. Pradeau, volume I, Flammarion, Paris, 2006, 701a-b
Le vrai problème soulevé par ce type de contestation au niveau politique est mis en relief par Platon un peu plus loin, lorsqu’il explique que le grand danger de la théâtrocratie vient du pouvoir avec lequel elle investit les spectateurs, sans tenir compte de leur place délimitée dans la sociétéIbid., volume II, 800c-d. En s’érigeant contre cette pratique contestataire mise en place par certains compositeurs et chœurs nomades, le philosophe s’efforce de préserver ce que Jacques Rancière a appelé « le partage du sensible », c’est-à-dire une définition stricte de ce qu’on peut faire, dire et sentir dans la société, en fonction de l’appartenance à un certain groupeJ. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Fabrique Diffusion les Belles Lettres, Paris, 2000.
Si, dans la longue durée, les raisons de l’anti-théâtralité reviennent toujours à celles élaborées par Platon, nous voulons analyser ici un moment historique précis, dans sa spécificité. Nous nous concentrerons sur le rapport entre l’ordre politique et la théâtralité, un rapport dont la complexité est très bien mise en relief par des moments de crise comme celui de mars-mai 1871.
Il nous reste à clarifier la terminologie avant de commencer. Pourquoi parler de « théâtralité » plutôt que de « théâtre » ou encore d’un autre concept complexe, « la performance » ? D’une part, le théâtre serait trop spécifique pour notre but, surtout parce qu’il n’est pas le seul visé par ces écrivains qui ne parlent pas seulement de théâtre mais aussi de toute une série de spectacles, y compris les concerts et les clubs. D’autre part, la notion de performance risque de devenir trop générale tout en excluant l’institution du théâtre qui reste importante pour les auteurs que nous analyserons. Les performance studies américaines se sont constituées par opposition aux études théâtrales mais en connexion avec l’anthropologie, dans un effort de se concentrer sur les actions faites en dehors des murs du théâtre, surtout dans la vie quotidienneR. Schechner reste l’une des figures cruciales dans l’évolution de ce domaine, surtout parce qu’il a dirigé TDR : The Drama Review, le journal les plus important des performance studies, et aussi grâce à son travail avec l’anthropologue V. Turner. Voir Between Theater & Anthropology, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1985 et Performance Theory, Routledge, London / New York, 2003. Au moment où les performances studies ont commencé à prendre plus d’essor, dans les années 1970 et 1980, quelques théoriciens ont essayé de redéfinir le concept de théâtralité par rapport à celui de performance, en acceptant l’idée que les deux notions sont, dans une certaine mesure, superposées, mais qu’il y a aussi des distinctions importantesPour une histoire de ces différences, bâties quand même sur des similitudes, voir J. Reinelt, « The Politics of Discourse: Performativity Meets Theatricality », SubStance, vol. 31, no. 2&3, 2002, p. 201-215. Notamment, Josette Féral et Erika Fischer-Lichte ont analysé, chacune à sa manière, la tradition avant-gardiste européenne pour montrer que la théâtralité est définie surtout par la réaction des spectateursJ. Féral, « Performance and Theatricality : The Subject Demystified », Mimesis, Masochism, and Mime : The Politics of Theatricality in Contemporary French Thought, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1997, p. 289-300 ; E. Fischer-Lichte, The Semiotics of Theater, traduit par Jeremy Gaines et Doris L. Jones, Indiana University Press, Bloomington, 1992, p. 129-143.
Nous analyserons ces problèmes dans les pages qui suivent mais, pour ces remarques introductives, il faut souligner que la vision qu’on a de la performance inclut d’habitude un certain optimisme, qui reconnaît au sujet qui agit tout le pouvoir de ses actions, tandis que la définition de la théâtralité est plus ambiguë. Elle laisse ouverte cette possibilité mise en avant par la performance mais aussi son envers : l’idée platonicienne de l’imposture de la part d’un sujet jouant un rôle qui ne correspond pas à sa position sociale. C’est précisément cette ambiguïté, analysée dans le contexte de la Commune, qui est le sujet de cet article.