Identité(s) et territoire du théâtre politique contemporain. Claude Régy, le Groupe Merci et le Théâtre du Radeau : un théâtre apolitiquement politique, Élise Van Haesebroeck
le par Laure Porta
Résumé
L’Harmattan, coll. « L’Univers théâtral », Paris, 2011, 626 p. (ISBN : 978-2-296-54992-0) On ne peut être qu’interloqué par la formulation paradoxale de l’ouvrage d’Élise Van Haesebroeck – un « théâtre apolitiquement politique » – et le choix du corpus. « Le théâtre ne peut être politique que s’il n’est pas directement politique » (p. 573) est [...]
L’Harmattan, coll. « L’Univers théâtral », Paris, 2011, 626 p. (ISBN : 978-2-296-54992-0)
On ne peut être qu’interloqué par la formulation paradoxale de l’ouvrage d’Élise Van Haesebroeck – un « théâtre apolitiquement politique » – et le choix du corpus. « Le théâtre ne peut être politique que s’il n’est pas directement politique » (p. 573) est le présupposé de sa recherche doctorale. Cette enseignante-chercheuse, en histoire et esthétique du théâtre à l’Université de Toulouse II, met à l’épreuve d’une analyse détaillée de spectacles de Claude RégyMises en scène de C. Régy étudiées : Homme sans but d’A. Lygre, TNP, Villeurbanne, 2007 ; Comme un chant de David, d’après la traduction des Psaumes par H. Meschonnic, Théâtre de la Colline, Paris 2006., du Groupe Merci Mises en scène de F. Tanguy et du Théâtre du Radeau étudiées : Coda, Théâtre Garonne, Toulouse, 2004 ; Ricercar, La Tente, Le Mans, 2007 / Théâtre Garonne, Toulouse, 2008. et de François Tanguy et du Théâtre du RadeauMises en scène du Groupe Merci étudiées : La Mastication des morts de P. Kermann, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, 1999 ; Lettre aux Acteurs de V. Novarina, Scène nationale de Foix, 2005 ; Pour Louis de Funès de V. Novarina, Scène nationale de Foix, 2005 ; Les Présidentes de W. Schwab, Pavillon Mazar, Toulouse, 2004 / Théâtre National de Toulouse, 2007 ; Colère, textes de E. Arlix, R. Chéneau, K. Molnar et J.-P. Gueinnec, Théâtre national de Toulouse, 2005, La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, 2005 ; Désobéissance / Double Quartet, en collaboration avec le Padovani Quartet, Scène nationale de Foix, 2007 ; Européana de P. Ourednik, Scène nationale d’Aubusson, 2008, Festival d’Aurillac, 2008. la définition de l’activité politique de Jacques Rancière comme « une forme de partage du sensible » Reprenant ainsi la formulation de l’ouvrage éponyme de Jacques Rancière. (p. 15). C. Régy et F. Tanguy ne revendiquent nullement un engagement, une intention ou une stratégie politique au sein de leurs créations, à la différence de Joël Fesel (plasticien) et Solange Oswald (metteur en scène) du Groupe Merci. Ceci ne signifie pas pour autant de leur part un désintérêt du politique : pour preuves les engagements du Théâtre du Radeau en marge de ses créations lors des guerres d’ex-Yougoslavie ou de Tchétchénie, les réflexions de C. Régy lors de ses prises de parole ou de son choix de mettre en scène l’Homme sans but d’A. Lygre. É. Van Haesebroeck interroge la « dimension politique implicite du théâtre, c’est-à-dire l’enjeu politique qui émane de l’esthétique du théâtre » (p. 18) tout en notant différentes intensités entre les spectacles étudiés et leurs créateurs. Elle dégage un certain nombre de critères esthétiques : le caractère subversif et « dissensuel » de ces mises en scène ; la mise en présence du réel en opposition à la représentation de la réalité ; le trouble des identités ; l’exploration des possibles de l’espace et du temps. Les mises en scène instaurent ainsi des espaces de résistance où la complexité politique peut être saisie et les lignes d’entendement du monde déplacées.
Partant du principe de J. Rancière que l’activité politique « reconfigure le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté »J. Rancière, Politique de la littérature, Éditions Galilée, Paris, 2007, p. 12, cité p. 136., l’auteur interroge ce nouveau partage. C’est par le biais d’une perception sans cesse troublée et remise en question que les spectacles de son corpus augurent un renouveau de ce partage du sensible. Toutefois, du bouleversement de la perception du spectateur, le théâtre politique doit franchir l’épreuve de l’intelligible. Pour se faire, une mise à distance doit être effectuée dans la réception du spectateur afin de permettre une mise en commun du sens. La clé de voûte de ce renouveau du partage du sensible est ici ce passage d’un bouleversement de la perception, soit une réception individuelle, à une compréhension mise en commun, soit un dialogue collectif. É. Van Haesbroeck choisit d’aborder la notion de collectif par l’expression « assemblée de distincts ». Elle souligne ainsi le caractère hétérogène et dialogique de la communauté de spectateurs. La limite du partage du sens par l’« assemblée de distincts », et donc de la dimension politique, dépend alors de ce que l’auteur nomme l’« aimantation » de chaque spectateur à la représentation (p. 494). En effet, les spectacles de C. Régy ou de F. Tanguy peuvent être considérés comme hermétiques et difficiles d’accès. Tout dépend alors de l’immersion et de l’attention du spectateur pour accéder à l’intelligible de ces spectacles. Pour É. Van Haesebroeck, les metteurs en scène étudiés réinventent un théâtre politique en hybridant le modèle postdramatique et une réinvention de la forme dialogique (p. 569). En réactivant ce que Bernard Stiegler nomme la philia (« désir de la cité »)B. Stiegler, Le Théâtre, le peuple, la passion, actes de la journée du 12 novembre 2005, organisée par le Théâtre national de Bretagne dans le cadre des Rencontres de Rennes, éd. Les Solitaires Intempestifs, coll. « Les Désavantages du vent », Besançon, 2006, p. 31, cité p. 565, F. Tanguy, C. Régy et le Groupe Merci amènent une « repolitisation » du spectateur permettant ainsi de convoquer une « assemblée de distincts » et d’opérer en son sein un nouveau partage du sensible.
Notons à propos de cet ouvrage que l’auteur, en tant que dramaturge du Groupe Merci, apporte à la fois une analyse critique et un témoignage précieux sur leur travail théâtral. É. Van Haesebroeck offre, au travers de son étude, une contribution aux réflexions sur les mutations du « théâtre postpolitique », pour reprendre la formulation de Bérénice Hamidi-KimB. Hamidi-Kim, Les Cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007 : archéologie et avatars d’une notion idéologique, esthétique et institutionnelle plurielle, thèse de doctorat, sous la dir. de Christine Hamon-Siréjols, Université Lyon 2 Lumière, 2007, afin de comprendre les enjeux politiques de la fabrique esthétique théâtrale contemporaine. La typologie proposée par l’auteur, issue du système de pensée de J. Rancière, demanderait désormais à être soumise à l’épreuve d’un théâtre se revendiquant comme ouvertement politique afin de saisir l’ensemble du territoire du théâtre politique contemporain.
Laure Porta