Quand le cinéma s’empare d’un évènement révolutionnaire pour discuter la question de l’engagement – La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins
le par Émilie Chehilita
Résumé
À travers l’étude de la représentation des classes sociales dans le film La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins et de deux extraits plus précis – celui de la réunion de l’Union des femmes (liberté prise avec la réalité historique car la réunion n’eut en fait jamais lieu à cause des événements de la Semaine sanglante) et celui des barricades –, on peut discuter de la notion d’engagement, esthétique et politique, chez le réalisateur et chez les participants. Chez Peter Watkins, on rencontre quelqu’un qui tente d’échapper à toute catégorisation et qui prône surtout une vraie participation et écoute de chacun par tous, ce qu’il réalise auprès de ses acteurs à qui il laisse une partie du pouvoir décisionnaire. L’engagement du comédien est entier qui doit improviser des réponses après avoir eu une brève connaissance de la situation dans laquelle il allait être placé, en même temps que c’est aussi sa position de militant au temps présent du tournage qui peut s’exprimer. Il se sert d’un épisode de l’histoire pour lutter contre son oubli par l’école française, mais aussi comme outil de réflexion plus large sur les soulèvements révolutionnaires et les conditions qui les ont rendus possibles et pourraient les rendre possibles au présent.
La Commune (Paris, 1871)Peter Watkins, Dir. photo : Odd GEIR SÄTHER, Déc : Patrice LE TURCQ, Son : Jean-François PRIESTER, Mont. : Peter Watkins, Agathe BLUYSEN, Patrick Watkins, La Commune (Paris, 1871), 13 Productions, La Sept/Arte, Musée d’Orsay, Institut national de l’audiovisuel, avec la participation du ministère des Affaires étrangères, du Conseil général de la Seine-Saint-Denis, de la Sofica Cofimage, de la Procirep et du CNC, 1999 pour les premiers montages, 5h45 pour la télévision et 4h30 pour les salles de cinéma, diffusés à plusieurs reprises au Musée d’Orsay en 2000, et une fois, entre 10h et 4h du matin sur Arte en 2000, Doriane films, 2003 pour la publication du DVD – Quelques extraits du film peuvent être consultés sur Youtube mais sa version intégrale n’est pas disponible en ligne. La version longue de 5h45 a été réduite à 3h30 pour la dernière sortie du film en France en novembre 2007. est le douzième et, pour l’instant, le dernier très long-métrage de Peter Watkins. D’origine britannique, ce réalisateur a filmé dans ces jeunes années quelques documentaires pour la BBC (British Broadcasting Corporation), puis a vite cherché à construire un parcours autonome, regroupant autour de lui une équipe de techniciens et glanant des financements pour chaque nouveau projet. Le film en général considéré par un petit nombre d’adeptes, le plus souvent cinéphiles, comme son chef d’œuvre est une biographie du peintre Edward MunchPeter Watkins, Dir. Photo : Odd GEIR SÄTHER, Edward Munch, NRH, SPZ, 1970 pour la première diffusion sur la télévision norvégienne, Oslo Det norske filminstitutt, 1973 pour la première publication de la vidéo VHS.. La singularité artistique et la marginalité économique caractérisent son cinéma. Au soir du vingtième siècle, le film La Commune (Paris, 1871) a été tourné en argentique avec une caméra Super 16 mm à l’épaule et les prises de sons ont toutes été réalisées en direct. Parce que ses films ont pu susciter méfiance et incompréhension de la part de plusieurs producteurs et diffuseurs et parce que sa méfiance envers les grands canaux de diffusion grandit en parallèle aux difficultés qu’il rencontra pour produire et diffuser ses films, Peter Watkins est resté en marge des grands circuits commerciaux cinématographiques et télévisuels. La préparation du film La Commune (Paris, 1871) a nécessité plus d’un an de recherche du réalisateur, de deux assistantes de production de films documentaires rompues à ce genre d’investigation, d’un doctorant en sciences humaines d’une part, et, quelques mois en amont du tournage, de petites réflexions en groupe des comédiens professionnels et non-professionnels d’autre partPlus d’un an avant le tournage, Marie-José Godin a travaillé sur la vie des gens durant la Commune et a trouvé le journal de Mme Talbot, personnage présent dans le film ; Agathe Bluysen a fait des recherches sur le rôle des femmes durant la Commune et Laurent Colantonio a travaillé sur les débats de la Commune à l’Hôtel de ville et de l’Assemblée nationale à Versailles. L’équipe a aussi reçu l’aide de l’historien Alain Dalotel. De manière plus générale, les travaux des universitaires ou archivistes suivants ont été d’une précieuse aide pour l’approche de l’histoire de la Commune : Édith Thomas, Michel Cordillot, Marcel Cerf, Docteur Louis Bretonnière, Jacques Rougerie et Docteur Robert Tombs. Ces informations sont disponibles dans l’introduction à la première version du scénario du film The Paris Commune, novembre 1998, p. 1-3, ouvrage non publié.
Chaque acteur s’est documenté sur le sujet – par exemple, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris pour feuilleter le journal pro-communard Le Père Duchesne pour Joachim Gatti, petit-fils d’Armand Gatti qui a joué le rôle d’un journaliste du quotidien du même nom – seul ou en groupe comme les Algériens, les bourgeois, les femmes, les Versaillais, les adolescents. Pour plus d’informations sur ce travail en amont du tournage, voir le site Internet de l’association « Rebond pour la Commune » créée à la suite du film afin de le diffuser en proposant des projections suivies de débats.. Le tournage, d’une durée de dix-huit jours en juillet 1999, a eu lieu à La Parole errante de Montreuil, espace confié par Jack Lang, alors ministre de la Culture, au dramaturge et metteur en scène Armand Gatti. Sur cette courte période, le film a réuni 210 acteurs bénévoles, entourés d’une équipe technique rémunérée.
Comme le titre l’indique, le point de départ du film est la Commune de Paris, et le scénario suit une progression chronologique, de mars à mai 1871 : les premières émeutes ; les élections des représentants du Comité central ; le repli de Thiers et de ses troupes à Versailles après l’échec de la reprise des canons aux Parisiens ; l’élection, au suffrage universel, d’un conseil municipal ; le vote des premières lois par la Commune de Paris ; la création d’un Comité de salut public ; des discussions au hasard des cafés ; les balbutiements de l’Union des femmes et la Semaine sanglante. Pour en accentuer la dimension historique, l’œuvre prend les traits d’un film ancien et s’ouvre sur trois pancartes : « La guerre franco-prussienne, déclenchée en juillet 1870, provoque la chute de l’Empire de Napoléon III. En septembre, un Gouvernement de Défense nationale essentiellement composé de Républicains modérés, prend le pouvoir pour tenter de continuer la guerre. C’est un échec. »P. Watkins, La Commune (Paris, 1871), ibid., 1ère partie, début du plan : 23 secondes.
À côté d’un goût pour la mise en scène de l’Histoire, Peter Watkins nourrit un attachement déjà éprouvé dans Punishment ParkP. Watkins, Dir. Photo : Joan Churchill, Musique : Paul Motian, Punishment Park, Spielfil, USA, 1971 à questionner fiction et réalité, à faire fonctionner le principe d’ambiguïté, de mise en abyme : on ne sait si ce qu’on nous montre est ou non véridique. Au tout départ, la caméra entre par une porte du décor et débouche à l’arrière de l’équipe technique assise devant le moniteur du retour vidéo. Deux personnes, un homme et une femme d’une trentaine d’années, se présentent comme les journalistes de la télévision communale. Réalisée à la toute fin du tournage, cette première séquence tente une première ambiguïté sur la nature documentaire de l’objet. Alors que l’image a un aspect vieilli, en noir et blanc et donc, malgré l’anachronisme notable, un aspect documentaire, les deux journalistes présentent en voix-off le décor et la femme annonce : « Nous vous demandons d’imaginer que nous sommes désormais le 17 mars 1871. ». Contrairement aux journalistes de la télévision communale qui sont au cœur de l’événement, leurs homologues versaillais n’ont quasiment pas d’existence en dehors de celle qu’ils ont à l’écran du poste de télévision – hormis une interview dans la rue à la première demi-heure du film. Depuis ses premiers films, la réflexion de Peter Watkins se penche sur les mass media et ce qu’il décrit comme leur « Monoforme »Voir P. Watkins, Media crisis, Homnisphères, Paris, 2003 pour la première édition française, 2007 pour la présente édition, p. 36 : « Pour ceux qui me lisent pour la première fois : la Monoforme est le dispositif narratif interne (montage, structure narrative, etc.) employé par la télévision et le cinéma commercial pour véhiculer leurs messages. C’est le mitraillage dense et rapide de sons et d’images, la structure, apparemment fluide mais structurellement fragmentée, qui nous est devenue si familière. Ce dispositif narratif est apparu lors des premières années de l’histoire du cinéma avec le travail novateur de D. W. Griffith et d’autres qui ont développé des techniques de montage rapide, d’action parallèle, d’alternances entre des plans d’ensemble et des plans rapprochés…
De nos jours, la Monoforme se caractérise également par d’intenses plages de musique, de voix et d’effets sonores, des coupes brusques destinées à créer un effet de choc, une mélodie mélodramatique saturant les scènes, des dialogues rythmés, et une caméra en mouvement perpétuel. », un montage rapide et une emphase qui empêcheraient le spectateur de saisir pleinement l’objet proposé et, en somme, le soustrairaient d’une réflexion propre sur ce dernier. La Commune est utilisée ici comme support à une réflexion sur les mass media en même temps qu’à une expérimentation du processus démocratique. L’introduction anachronique de la télévision en 1871 sert cette critique que le réalisateur décrit à l’appui de précisions factuelles dans son ouvrage théorique Media Crisis. Le regard sur le passé permet aux acteurs non-professionnels d’exprimer leur point de vue sur les luttes contemporaines du tournage. Un discours sur le présent et une analyse du tournage lui-même s’entrecroisent ainsi.
Filmés au cours de plans séquences d’une dizaine de minutes (durée de la pellicule), les « participants », tels que les nomme le réalisateur, ont dû en grande partie improviser. Lors du tournage, le réalisateur décrivait la situation pour ceux qui s’apprêtaient à la jouer ou prévenait des questions qui seraient posées par les journalistes. Selon Antoine de Baecque, le résultat présente une « vision historique – militante et appuyée » :
[…] là où Watkins filmait une fusion, une tragédie et un espoir, les historiens décrivent, avec plus de distance, la dernière révolte de l’ancienne France révolutionnaire qui va disparaître pour que se forge la modernité républicaine démocratique. On comprend que le film de Peter Watkins est plus intéressant par les partis pris méthodologiques et formels (sa fabrique et sa mise en scène) que par sa vision historique – militante et appuyée.A. De Baecque, L’Histoire cinéma, Gallimard, Paris, 2008, p. 253
Le point de vue du film sur l’Histoire serait teinté d’un parti-pris idéologique trop clair figurant un immense espoir en même temps que l’apprentissage douloureux d’un processus révolutionnaire qui a échoué, une vision de la sorte peu véridique et intéressante au regard de la forme artistique. Le choix d’éloigner la forme de son contenu pour rendre l’étude d’un tel film moins polémique est contraire à la pratique de Peter Watkins chez qui la forme est politique, postulat auquel je souscris dans mon analyse de quelque œuvre d’art qui soit, engagée ou non.
Que le théoricien du cinéma souligne l’intérêt de la forme au détriment d’une vision de l’Histoire qu’il pense partisane est toutefois surprenant au regard du procès généralement fait aux œuvres militantes au nom de leur pauvreté esthétique. Ici, le procès est inversé. La qualité formelle des films de Peter Watkins incite les théoriciens à lui refuser le qualificatif de militantVoir S. Denis – J.-P. Bertin-Maghit, « Une Machine à réveiller les gens », dans S. Denis – J.-P. Bertin-Maghit (dir.), L’Insurrection médiatique. Médias, histoire et documentaire dans le cinéma de Peter Watkins, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2010, p. 10 : « En effet, même si son cinéma ne peut être jugé comme militant (dans le sens où il ne défend réellement aucune cause), son importance est devenue réelle dans le cadre d’une re-politisation de la jeunesse et d’une réappropriation des médias par les militants. […] Car s’il n’est pas militant, le cinéma de Watkins est politique dans sa pensée du soulèvement populaire de manière générale, dans son rejet des représentations de ce soulèvement dans les médias ; bref dans son appel non pas à la révolution, mais à la résistance aux modèles politiques et médiatiques dominants. ».. Le problème demeure : l’un ou l’autre de ces deux aspects est souvent privilégié, au détriment de leur étude parallèle dont la richesse est bien plus grande.
Quel usage Peter Watkins fait-il, à des fins politiques contemporaines, d’un évènement historique comme la Commune de Paris ? J’interrogerai le balancement entre dimension historique partisane et appropriation collective de l’Histoire, pour tenter de déterminer si un point de vue sur l’histoire de la Commune de Paris, sur la révolution de manière plus générale, en somme, si un positionnement politique est manifeste. Puis, je chercherai à comprendre les allers-retours entre passé et présent, véracité historique et contemporaine, distance à l’incarnation d’un personnage et immersion du participant, au travers de l’étude de deux extraits situés à la fin de l’œuvre, significatifs de la place qu’a pris la réflexion des comédiens non-professionnels dans le film : le rassemblement préparatoire de l’Union des femmes le 18 mai 1871 en vue d’une réunion le 21 mai qui, du fait des événements, n’aura jamais lieu, et la séquence des barricades durant la Semaine sanglante (du 22 au 28 mai 1871).