La Commune « marouflée » dans Paris : d’Ernest Pignon-Ernest à Raspouteam (1971, 2011)
le par Audrey Olivetti
Ces lieux d’histoire qui le temps d’un instant ravivent la mémoire et opèrent sur le présent
Une fois présentés leurs projets respectifs, nous abordons plus en profondeur la question de la représentation. Avant d’analyser l’articulation de leur démarche esthétique avec leur rapport au temps et leur rapport au lieu, Ernest Pignon-Ernest rebondit sur l’idée qu’il se fait de l’affiche, affiche qu’il se plaît à détourner de sa fonction proprement utilitaire. Et cette logique du détournement se retrouve dans les deux projets. Détournement des commémorations officielles. Détournement des moyens techniques comme le QR-Code. Détournement de l’affiche donc. L’auteur du gisant, qui a vécu en partie de la réalisation d’affiches, nous explique bien que ces images sont tout le contraire des affiches de type politique ou publicitaire pour lesquelles l’idée principale est justement d’éliminer ce qu’il y a autour pour ne plus voir que celles-là. « Mes images, elles n’existent, elles sont d’autant plus fortes qu’elles créent des relations avec ce qu’il y a autour. Elles n’existent que dans cette dialectique : plus la relation avec ce qu’il y a autour est juste, plus l’image est forte. » D’où l’importance du choix des lieux, déjà mentionnée.
On comprend dans la démarche de Raspouteam comme dans celle d’Ernest Pignon-Ernest qu’aucun d’entre eux ne dissocie le lieu et le temps : l’un ne peut pas être pensé sans l’autre. Tout au long de l’entretien où souvent la parole se perd dans des digressions, cette question de l’indissociabilité du temps et de l’espace revient. L’histoire et donc la mémoire sont pensées à partir des lieux. La représentation qu’ils cherchent donc à faire de la Commune ne peut commencer que par cette articulation. Pour Raspouteam, il y a dans la plupart de leurs collages un raccord particulièrement précis entre l’événement qu’ils cherchent à représenter et l’endroit dans le lieu même de leur collage. Un exemple frappant de ce raccord est celui de la Colonne Vendôme (doc. 14).
De son côté, dans un entretien qu’il a réalisé avec Marcelin Pleynet, Ernest Pignon-Ernest formule ainsi sa démarche :
Viser à nommer les choses nécessite de les comprendre dans leur complexité, de les situer dans le temps, dans l’histoire, dans leurs relations avec ce qui les entoure, dans l’espace… Mes dessins ne sont pas là où il serait convenu de les rencontrer mais en même temps je dirai qu’ils y sont potentiellement… Mes dessins jouent dans les lieux un peu le rôle de ces contrastants qu’on avale pour que des choses internes apparaissent à la radiographie, je les place dans leur temps et dans leur espace.Marcelin Pleynet et Ernest Pignon-Ernest, L’Homme habite poétiquement, Actes Sud, Paris, 1993, p. 41
Revivifier la mémoire de la ville. Mais la forme choisie est détournée. L’Homme habite poétiquement le mondeExpression de Friederich Hölderlin reprise comme titre de l’entretien sus-mentionné.. Il s’agit peut-être là d’une idée de résurgence, quelque chose de l’ordre de la révélation. Révéler les lieux d’une mémoire oubliée, voire même bafouée. Capter la charge violente de ces lieux.
De cette dialectique qui se joue entre le temps et l’espace, se dégage une théâtralisation de la pratique, a priori plutôt plastique, que ces artistes ont choisi d’utiliser. Nous avons déjà évoqué l’analogie avec le théâtre dans l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest. Pour Raspouteam, la métaphore théâtrale se retrouve également dans leur intervention au cœur de la ville. Une sorte de happening se joue tout au long de ces deux mois de collage dans les rues : les acteurs de l’histoire – ceux-là même qui sont présents sur les sérigraphies – en sont les personnages, les lieux choisis pour coller celles-ci en constituent la scène et les passants les spectateurs (in)volontaires.
Le désir de créer une incision du passé dans le présent du lieu – qui s’est transformé au fil du temps – ainsi que l’idée de mise en scène théâtrale du ou des personnages insérés dans le décor parisien sont donc également présents dans les deux œuvres mais ils se traduisent différemment. Ainsi la rencontre avec les images que chacun propose n’est pas du même type. En effet, pour les membres de Raspouteam, emprunts d’une volonté didactique, l’iconographie dont ils s’inspirent est l’iconographie de l’époque (notamment avec les photographies) et ce faisant, remonte à la surface du présent une forme de réalité du passé, une réalité figée, mise en scène, poséeEn 1871, la photographie n’en est qu’à ses débuts, le temps de pose est extrêmement long, ce qui de fait exclut la possibilité de capter le mouvement. Les photographies que l’on peut donc observer de l’époque sont essentiellement des paysages (comme la Colonne Vendôme détruite) ou des portraits individuels ou collectifs (comme les gardes nationaux qui posent à côté des barricades). De plus, dans les poses prises par les personnes photographiées, on perçoit une forme de mise en scène de soi et de son environnement.. La majorité des images proposées étant des documents d’archive, la rencontre avec celles-ci – même si elle est physique – reste d’une certaine façon distanciée. Ernest Pignon-Ernest, quant à lui, n’a pas directement recours à des images de l’époque, même si dans le travail de recherche préalable à sa création, il a pu en rencontrer. Le gisant, comme nous l’avons déjà évoqué, n’est pas directement identifiable à un communard que ce soit par les habits ou par le fait qu’il ne soit pas entouré de signes propres à cette période (barricades, vareuse, drapeau rouge, etc.). Il ne porte donc pas directement l’empreinte de la Commune. C’est dans ce sens que l’artiste nous confie que la rencontre qu’il propose avec l’image se veut avant tout « sensuelle ». Sa démarche est plus directement poétique qu’explicitement politique, nous y reviendrons. Deux types de rencontres avec l’image et la réalité qu’elle veut représenter sont donc offertes au passant, l’une que l’on pourrait qualifier de plus distanciée et l’autre de plus poétisée. Cela dit, la poésie n’est pas exclue de l’œuvre de Raspouteam. À la leur démarche didactique se greffe une dimension poétique propre au street art. La poésie, comme aime à le dire le poète Serge Pey, n’est pas faite pour être comprise mais pour comprendre. Elle permet d’établir l’équivocité ou la multiplicité de sens possibles non pas comme une indétermination du sens mais comme une liberté d’interprétation.
Par ailleurs, d’un côté comme de l’autre, une véritable réflexion sur l’histoire est proposée à travers leurs projets respectifs. L’enjeu est de sortir de l’histoire événementielle pour envisager l’histoire comme un processus incertain qui ne peut être réduit à une chronologie, quand bien même Raspouteam l’a d’une certaine manière suivie dans la réalisation de son projet. Qu’est-ce que cela signifie de parler du passé ? « Parler du passé, en réalité, c’est parler du présent », rappelle Matéo. Invoquant Walter Benjamin, il nous explique en quoi la Commune par un jeu de miroir dit le présent (par exemple, le rôle des femmes ou des étrangers, l’œuvre sociale, la laïcité…). Effet de surprise, de décalage, de miroir mais aussi restitution de ce qui s’est joué dans la rue pendant cette période, voilà ce que produisent les images insérées dans le réel, et la rue devient de fait le lieu propice pour défendre cette conception de l’histoire et réinvestir cet espace comme espace de lutte. De plus, l’usure inévitable que suppose le collage d’affiches dans la rue, soumises aux intempéries ou au décollage volontaire, est une sorte de matérialisation de la fragilité de la mémoire et de la relation qu’elle entretient avec l’Histoire. Symbolique de l’éphémère. Mémoire furtive de ce qui a été rendu invisible. L’espace parle du temps.
Et pourtant, une volonté de dépasser l’intervention in situ, de faire perdurer cette mémoire, de garder une trace de son travail se fait sentir. Il est vrai que, pour le gisant d’Ernest Pignon-Ernest, ce fut le fruit du hasard si, aujourd’hui, il en reste une trace car à l’époque, comme il le répète, il se sentait bien plus proche du théâtre et du caractère éphémère des œuvres ainsi produites. Mais il nous confie lui-même qu’au fur et à mesure de son parcours, il en est venu à photographier ses œuvres, désormais accessibles dans de nombreux ouvrages qui lui sont consacrés. Pour Raspouteam, le projet était pensé dès le début dans cette articulation de l’éphémère de la rue et de la relative permanence d’Internet. Fils de leur temps, ils constatent qu’il n’existe que très peu de sites au sujet de la Commune et que ceux-ci sont relativement rudimentaires : il s’agit donc de corriger cette lacune et de profiter de l’accessibilité d’Internet pour mettre à disposition un site consistant sur le sujet. C’est ainsi que l’on peut retrouver les photographies de leurs collages insérées dans les articles du site-journal. Deux niveaux donc se côtoient. Et la démarche va encore plus loin dans cette volonté de rendre visible et accessible la Commune à travers les multiples entrées qu’ils ont prévues : les collages dans la rue accompagnés des fameux QR-codes (doc. 15) et le site Internet comprenant les articles reproduits sous forme de journal (doc. 16), les émissions de radio ainsi que l’utilisation des réseaux sociaux. La multiplicité des espaces-temps ainsi convoqués (certaine permanence des bâtis de la ville, caractère éphémère du collage, temps accéléré de l’espace Internet…) donne de la profondeur à la représentation de la Commune et se dégage ainsi une dimension didactique qui indique la complexité de la réalité historique et de son articulation au présent.
De fait, dans le projet de Raspouteam, l’idée de remise en présence se manifeste elle aussi de plusieurs façons, parmi lesquelles :
– le fait d’utiliser les moyens technologiques modernes avec le système des QR code (doc. 15) collés dans des lieux qui ont fait l’histoire et en connexion avec l’espace virtuel qu’est Internet ;
– le titre du journal et l’indication chronologique qui l’accompagne « Journal pour la Commune – 1871-2011 » (doc. 16) ;
– la chronologie décroissante de la galerie qui fait que la première image qui apparaît soit celle de la fin de la Commune, le moment de la répression ;
– les émissions de radio où l’on retrouve à la fois des témoignages de l’époqueDes extraits de textes de Lissagaray et de Louise Michel sont lus par Ariane Ascaride. et la parole d’historiensJean-Louis Robert (historien à l’Université Paris I et président de l’Association des Amis de la Commune), Jacques Rougerie (historien et professeur émérite à l’Université Paris I), Laure Godineau (historienne et maître de conférences à l’Université Paris XIII) et Marc César (historien et maître de conférences à l’Université Paris XII)., des bandes-sons qui entremêlent des chants de l’époque et du hip-hop ;
– l’introduction de leur site :
En 2011, nous fêtons les 140 ans de la Commune de Paris. À cette occasion, nous avons souhaité revenir sur cet épisode occulté de l’histoire de la capitale. La forme du journal s’est imposée par sa cohérence avec le contexte de la France du XIXème siècle, car la presse est alors le seul media qui permet la diffusion d’idées nouvelles.
Paris s’invente une image de ville propre et policée pour mieux oublier certains épisodes de son histoire agitée. En 1871, pendant plus de deux mois, la ville se donne un gouvernement populaire, une armée civile et démocratique, expérimente la démocratie directe, et entreprend des réformes sociales. Le Paris insurgé est aussi accueillant pour les étrangers, qu’ils soient italiens, polonais ou algériens… Encore un trait qui l’oppose au Paris de 2011.
Ainsi, en plus de solliciter le passé pour parler du présent, s’exprime également une volonté de tirer des leçons de cet épisode révolutionnaire pour nourrir les luttes contemporaines, que ce soit par le caractère exemplaire de certains aspects de la Commune (doc. 17) ou par la compréhension de certaines de ses erreurs ou impasses. Au moment où éclate le « Printemps arabe », nous disent-ils, la résonance est a fortiori plus grande. La dimension politique de leur projet s’éclaire d’autant plus.