La Commune « marouflée » dans Paris : d’Ernest Pignon-Ernest à Raspouteam (1971, 2011)
le par Audrey Olivetti
Résumé
Un siècle sépare le gisant de la Commune d'Ernest Pignon-Ernest des milliers de cadavres qui recouvrèrent les pavés parisiens après la violente répression versaillaise de la Semaine sanglante en mai 1871. Quarante ans plus tard, en 2011, les murs parisiens servent de nouveau de support pour d'immenses sérigraphies retraçant les grands événements de cet épisode révolutionnaire et collées par une bande de trois amis venus du street art, connue sous le nom de Raspouteam. En plus de cette intervention dans la rue, Raspouteam crée un site Internet dans lequel on retrouve, sous forme de journal, les photos des collages, insérées dans des articles historiques, ainsi que des émissions de radio. Bien que distinctes par de nombreux aspects, ces deux démarches entretiennent un rapport similaire au temps et à l'espace. La rue, inextricablement liée à l'Histoire et à la mémoire, devient support d'une pratique artistique pour créer un terrain de lutte politique comme elle l'a été pendant les soixante-douze jours de la Commune.
elle est justice de l'art
car c'est dans l'adresse à l'autre
que se joue l'émotion politique de l'art. »
(Marie-José Mondzain)Marie-José Mondzain - André Velter - Ernest Pignon-Ernest, Ernest Pignon-Ernest, Genève, Paris, Éditions Bärtschi-Salomon, 2007, p. 17
La Commune. 1871.1971.2011.
Un siècle sépare les milliers de cadavres qui recouvrèrent les pavés parisiens après la violente répression versaillaise de la Semaine sanglante du gisant de la Commune d’Ernest Pignon-Ernest, en 1971 (doc. 1). Quarante ans plus tard, en 2011, les murs parisiens servent de nouveau de support pour d’immenses sérigraphies retraçant les grands événements de cet épisode révolutionnaire et collées par une bande de trois amis venus du street art, connue sous le nom de Raspouteam. En plus de cette intervention dans la rue, Raspouteam crée un site Internet (doc. 2) dans lequel on retrouve, sous forme de journal, les photos des collages, insérées dans des articles historiques, ainsi que des émissions radio.
La IIIème République française est née sur les décombres de la Commune de Paris. L’histoire officielle, ciment de l’identité nationale et clé de voûte de l’idéologie dominante, ne veut pas s’encombrer de ces milliers d’hommes et de femmes, morts pour des idées. On cherche à s’en débarrasser. Bagne de Nouvelle Calédonie ou de Guyane, exil, censure. Tous les moyens sont bons. Mais les fantômes ne sont pas si simples à maîtriser. Ils s’immiscent dans les fissures pour revenir dans le monde des vivants, aidés par celles et ceux bien décidés à faire resurgir l’histoire des vaincus pour l’opposer à celle des vainqueurs. La mémoire du passé influe aussi dans les rapports de force du présent.
Le 5 mai 2012, à la Parole errante, où continue d’une certaine manière à vivre la CommuneLa Parole errante est un lieu de création culturelle fondé autour de la figure d’Armand Gatti, poète, dramaturge et cinéaste, dont l’œuvre fait souvent référence à la Commune. Par ailleurs, y a été tourné en 1999 le film de Peter Watkins, La Commune. Voir dans le présent dossier l’article d’Émilie Chehilita sur le film de P. Watkins et l’article sur la Commune dans l’œuvre de Gatti., je réunissais Théo et Matteo de Raspouteam et Ernest Pignon-Ernest. Les uns comme l’autre se connaissaient par œuvres interposées mais la rencontre n’avait jamais réussi à se faire. Pouvait ainsi s’établir explicitement une certaine filiation entre ces artistes de générations différentes, filiation revendiquée d’ailleurs par Raspouteam. Dans une salle de la Maison de l’arbre improvisée en studio d’enregistrement, nous allions discuter pendant quelques heures du travail que chacun d’entre eux avait réalisé à quarante ans d’intervalle sur la Commune de Paris. Comment se sont-ils attaqués à la représentation de cet épisode historique ostracisé comme on l’a déjà dit mais aussi extrêmement idéologisé par ceux qui en revendiquaient l’héritage ? En quoi la rue comme support de leur pratique artistique devient un terrain de lutte politique comme elle l’a été pendant les soixante-douze jours de la Commune?
Un certain nombre de similitudes rapprochent leurs projets : l’emploi d’affiches de sérigraphie en noir et blanc et à taille humaine ; l’utilisation de la ville, de la rue comme support pour coller ces affiches avec le choix d’endroits emblématiques de la Commune ; le caractère dit « sauvage » de leur collage ; le développement du projet dans le cadre d’une commémoration non officielle… En revanche, les deux démarches se différencient sur la façon dont chacun a décidé de représenter l’événement. « Représentation » est un terme polysémique que nous n’enfermerons pas dans une définition précise car les frontières entre ses différentes acceptions sont poreuses. Contentons-nous d’esquisser deux grands axes de compréhension qui attribuent à ce mot, d’une part, le sens de reconstitution de la réalité avec une prétention de vérité historique et, d’autre part, le sens de remise en présence, sens qui lui-même se décline entre l’idée de revivifier la mémoire (donc refaire surgir un événement du passé) et l’idée d’écho au présent pour qu’un événement historique entre en résonance avec celui-ci.
Tout au long de l’entretien, ici restitué par écrit avec l’appui d’extraits audio et de citations, je voulais chercher à interroger le rapport de ces artistes au(x) temps et aux lieux, à l’histoire, à la mémoire et à la ville parisienne, afin de mieux comprendre la démarche qui avait soutenu leurs projets respectifs.